Jeanne avait déjà compris. Elle demanda :
— Tu as des femmes dans ton groupe ?
— Non.
— Tu devrais en engager une ou deux.
— Pourquoi ?
— Tu as le rapport d’autopsie de Francesca ?
— Sous les yeux.
— Combien mesurait-elle ?
— 1,57 mètre.
— Combien pesait-elle ?
— 68, selon le légiste. Pourquoi ces questions ?
— Parce que Francesca suivait un régime. 50 : c’est le poids qu’elle s’était fixé. Elle l’a inscrit partout pour se motiver. Par exemple, le chiffre sur le frigo te rappelle à l’ordre. Tu évites de grignoter.
— Tu déconnes ?
— C’est toi qui déconnes. Tant qu’il n’y aura que des hommes pour enquêter sur des meurtres de femmes, vous ne comprendrez pas la moitié de ce qui se passe.
— Merci pour la leçon, fit Reischenbach, vexé.
— Pas de quoi. Moi, j’inscris mon objectif au rouge à lèvres. Sur le miroir de ma salle de bains.
Le flic la provoqua :
— So what ? Qu’est-ce que ça nous apporte pour l’enquête ?
— Ça souligne, encore une fois, leur point commun : surcharge pondérale. Et le quotidien qui va avec. Cherche les lieux associés à ce problème. Elles fréquentaient peut-être le même club de gym, le même hammam… Cherche.
Reischenbach ne répondit pas. Jeanne sentit qu’il fallait lui rendre le manche.
— Sinon, tu as récolté des trucs cet après-midi ?
— Pas aujourd’hui, non.
— Et sur les croisements des données ? Les enfants de l’institut Bettelheim, les amniocentèses des labos Pavois ?
— Ce n’est pas fini. Mais pour l’instant, aucun résultat. Jeanne n’insista pas. Elle ne croyait plus à cette piste. Maintenant, elle connaissait le nom de l’assassin. Tout simplement.
— Et sur mon avocat ? relança-t-elle. Le dénommé Joachim ?
— Pas un seul avocat ne s’appelle Joachim en France. Tu es sûr qu’il est français ?
— Non. Et sur les listings des portables, des résultats ?
— J’aurai la liste exacte des appels de Taine demain matin. Pour l’instant, j’ai obtenu celle de ton mec, là, Antoine Féraud.
Le cœur de Jeanne s’accéléra.
— Il n’a pas passé beaucoup de coups de fil ces derniers jours. Et ce matin, deux seulement. Puis plus rien. Ceci expliquant peut-être cela.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai appelé les deux numéros. Le premier appel était pour son secrétariat téléphonique. Il a annulé tous ses rendez-vous. Le second pour une agence de voyages. Odyssée Voyages. Féraud a réservé un vol pour Madrid. Puis pour Managua.
— Au Nicaragua ?
— C’est ça. Il a décollé à midi pour l’Espagne. J’espère que tu ne comptais pas le convoquer pour une audition. Parce que c’est trop tard. Dans quelques heures, il sera sous les tropiques.
Antoine Féraud avait donc pris la fuite. Cette idée la rassura.
Mais pourquoi au Nicaragua ? Avait-il des amis là-bas ? Elle connaissait le pays. Pas vraiment une destination touristique, même si la situation politique s’était largement améliorée…
Soudain, il lui vint une autre idée. L’accent du père. Les connexions du fils avec l’Amérique latine. Ces deux hommes étaient peut-être d’origine nicaraguayenne. Dans ce cas, le départ de Féraud pouvait signifier autre chose. L’homme ne fuyait pas. Il menait au contraire une enquête sur son patient et son fils. Il remontait une piste…
— Sur les appels du samedi, tu as identifié les correspondants ?
— Pas en profondeur.
— Vérifie leur profil. Leur métier. Sur la liste, y a-t-il un nom à consonance espagnole ?
— Je regarderai. Ça ne m’a pas frappé.
— Autre chose. Dans tes dossiers, personne n’évoque les agendas, les répertoires, les Blackberry des victimes.
— Ils existent mais on ne les a pas. Taine les avait embarqués.
— Tu veux dire…
— Grillés. Avec le reste. Jeanne souffla avec lassitude :
— J’ai pensé encore à un autre truc. Le tueur a l’air obsédé par la préhistoire. Tu as vérifié s’il n’y a pas eu de vols, des cambriolages ou des actes de vandalisme au musée des Arts premiers ou dans celui du Jardin des Plantes ?
— Non. Qu’est-ce que tu cherches au juste ?
Jeanne se revit arpenter les musées qui exposaient les œuvres d’Hans Bellmer. Durant des années, elle avait espéré retrouver la trace du tueur de sa sœur dans ces lieux, cherchant un fait, un détail, un sillage, qui aurait révélé le passage de l’assassin. Cela n’avait rien donné. Peut-être que cette fois…
— Cherche dans tous les lieux liés à la préhistoire, insista Jeanne. Les librairies, les musées, les bibliothèques… Interroge le personnel. Peut-être qu’un nom ressortira. Un souvenir bizarre, quelque chose… Il rôde dans cet univers, je le sens.
— Jeanne…
— On n’a plus que quelques heures.
29
— Aucun problème.
— Sûr ?
— Sûr. Elle n’est pas blindée. J’m’y mets tout de suite. Michel Brune sortit ses outils. Il était vêtu de sa combinaison de travail marquée du logo de sa société : Kryos Serrures. Jeanne, les bras croisés, le regardait faire. Ils se tenaient tous deux sur le seuil du cabinet d’Antoine Féraud. Il était 21 heures.
Brune n’était pas un serrurier comme les autres. Jeanne l’avait rencontré dans son bureau du TGI alors qu’il était inculpé de vols à répétition. Le jeune homme, vingt-six ans, avait la mauvaise habitude de conserver les doubles des clés qu’il fabriquait dans la journée. Il passait ensuite collecter son butin. Des soutiens-gorge. Des culottes sales. Des National Géographie. Des stylos… Jeanne avait tenu compte du caractère dérisoire des vols. Et surtout, elle avait perçu chez le kleptomane un don unique pour les serrures. Un tel expert pouvait lui être utile. Elle lui avait évité le procès. Elle l’avait remis en liberté. Mais elle avait conservé son dossier. Depuis, elle l’appelait de temps en temps. Pour des perquisitions sauvages.
— Voilà.
La serrure d’Antoine Féraud était déverrouillée. Jeanne sentit le froid du marbre s’enfoncer dans sa chair. Le cap était franchi. Trop tard pour reculer. Trop tard pour revenir dans la légalité.
Brune poussa la porte et plaisanta :
— En partant, oubliez pas de refermer derrière vous.
Jeanne enfila des gants de latex. Pénétra dans l’obscurité. Il faisait beaucoup plus chaud dans l’appartement. Elle referma la porte avec précaution. Alluma sa torche. Plaqua sa main sur le faisceau pour qu’on n’aperçoive pas son rayon à travers les fenêtres. L’appartement baignait dans l’ombre et le silence.
Le couloir s’ouvrait d’abord sur une petite pièce, à gauche. La salle d’attente. Murs blancs. Moulures à l’ancienne. Parquet vernis. Quelques chaises. Des livres posés sur une table basse. Pas des magazines mais des catalogues d’exposition, des monographies. On était chez les intellos. Elle dépassa ce premier seuil pour trouver une porte close, sur la droite. Elle l’ouvrit et découvrit la salle de consultation. La chambre d’écoute.
Quand elle l’imaginait, elle n’était pas loin de la réalité. Environ trente mètres carrés. Une bibliothèque, à droite. Un bureau placé en épi, au centre, devant une fenêtre. Deux chaises. Et le divan, à gauche, protégé par un plaid ocre. Un tapis rouge couvrait le parquet. Un châle, genre péruvien, était suspendu sur le mur au-dessus du divan. Rouge lui aussi. Elle songea à cette phrase d’Ingmar Bergman, quand il présentait son film Cris et chuchotements : « Depuis mon enfance, je me suis toujours représenté l’intérieur de l’âme comme une membrane humide aux teintes rouges. » Elle se trouvait dans la chambre de l’âme. Les murs semblaient bruisser des voix qui s’étaient élevées ici…