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— Pourquoi ?

— Parce qu’une part d’elle-même est restée, d’une certaine façon, un chien.

Les infirmiers dirigeaient maintenant l’enfant vers le bâtiment central. L’un des infirmiers lui ôta son bonnet de bain. Une longue chevelure fauve jaillit au soleil. Jeanne eut l’impression que c’était sa part animale qui se révélait.

— Venez. Asseyons-nous là.

Les blocs n’étaient pas en marbre mais en ciment peint. Au pied de l’un d’eux, une glacière était posée à l’ombre. Hélène l’ouvrit et y puisa une canette glacée.

— Coca light ?

— C’est notre déjeuner ?

— La ligne avant tout !

Jeanne attrapa la canette. Elle sentit sous ses doigts une constellation de gouttes fraîches.

Un cri déchirant retentit, provenant du bâtiment. Jeanne sursauta. Elle avait l’impression que le monde clos, impénétrable, indéchiffrable, de l’autisme était symbolisé par l’édifice blanc, vibrant dans le soleil.

La directrice, cigarette au bec, ouvrit une autre Canette. Elle semblait ne rien avoir entendu. Chacun de ses gestes était empreint d’une nuance raffinée et désabusée.

— Nous parlions de Bruno Bettelheim…, reprit Jeanne.

— Oui. Vous connaissez ?

— Vaguement. Il a écrit la Psychanalyse des contes de fées, non ?

— Il a surtout travaillé sur l’autisme. C’était un psychiatre d’origine viennoise qui s’est installé aux États-Unis. Il a créé un institut, l’école orthogénique, sur le campus de l’université de Chicago. Avant cela, en Europe, il a connu la déportation en 1938. Il était juif. C’est dans les camps, à Dachau puis à Buchenwald, qu’il a trouvé sa méthode pour soigner les enfants autistes.

— De quelle façon ?

— En observant les autres prisonniers. Il a remarqué que les déportés se refermaient sur eux-mêmes pour se protéger de cet environnement totalement destructeur. Plus tard, face aux enfants autistes, il a conclu que ces gosses percevaient, de la même façon, la réalité extérieure comme une menace irrémédiable. Pour les soigner, il fallait donc créer un univers diamétralement opposé à cette menace. Un monde 100 % positif, visant à ouvrir leur esprit, à les libérer de la peur, afin d’inverser le processus psychique de terreur et d’enfermement…

— C’est la méthode qu’il a appliquée dans son école ?

— Dans son centre, chaque détail était conçu dans ce sens. La couleur des rideaux et des murs. La ligne des meubles. Les statues dans les jardins. Les bonbons dans les placards, toujours à portée de main. Les portes ouvertes. Là où les choses se gâtaient, c’est qu’il interdisait aux parents de voir leurs enfants.

— Il les considérait comme menaçants ?

— Dans la tête de l’enfant, en tout cas. C’est toute la théorie de Bettelheim. Pour lui, l’autisme est le résultat d’un abandon. Réel ou imaginaire, mais ressenti en profondeur par l’enfant. Sa fermeture au monde est une réaction psychique. Un mécanisme de défense.

Un souvenir frappa Jeanne. Parmi les livres de chevet d’Antoine Féraud, il y avait La Forteresse vide de Bruno Bettelheim. Sans doute le psychiatre avait-il voulu se rafraîchir la mémoire à propos de l’autisme après avoir rencontré Joachim…

— Ce sont les méthodes que vous suivez ici ?

— Non. Nous admirons l’homme, mais les traitements ont beaucoup évolué.

— Vous tolérez la visite des parents ?

— Bien sûr.

Cette idée en appela une autre. Jeanne songea à Joachim et à son père.

— Est-ce que le prénom de Joachim vous dit quelque chose ?

— Non. Pourquoi ?

— Pour rien. (Elle admit avec un bref sourire :) Cette enquête est très difficile. Je lance des lignes mais rien ne mord…

— Je ne comprends pas. Vous êtes en charge du dossier ?

— Non. C’est une des difficultés… Est-ce que François Taine vous avait contactée ?

— Qui est-ce ?

— Le juge saisi de l’instruction.

— Le nom ne me dit rien mais un magistrat m’a appelée, oui. Il m’a posé des questions sur l’autisme. On lui a retiré l’enquête ?

— Il est mort.

— Comment ?

— Dans un incendie. Avant-hier.

Hélène Garaudy but une goulée pétillante. La proximité de la mort ne lui faisait pas peur. Une infirmière assassinée et dévorée quelques jours auparavant dans son propre établissement. Le magistrat en charge de l’enquête brûlé vif. Tout cela glissait sur son esprit comme la lumière sur son corps.

— Les événements sont liés ? fit-elle enfin.

— Sans doute. Sans compter deux autres meurtres. Des jeunes femmes qui ressemblaient à Marion Cantelau.

— Un tueur en série ?

— A priori.

Jeanne n’avait pas envie d’entrer dans les détails. Elle voulait plutôt approfondir la deuxième partie de son équation à trois inconnues : autisme, génétique, préhistoire…

— Voyez-vous un lien entre l’autisme et la préhistoire ?

— Qu’est-ce que vous entendez par « préhistoire » ?

— Vie primitive, attitude régressive.

— Il y a un lien, oui.

Jeanne tressaillit : elle ne s’attendait pas à une réponse positive.

— Vous savez ce qu’est un enfant-loup ? enchaîna Hélène Garaudy.

— Non.

— Un enfant sauvage. Un gosse abandonné qui a grandi en milieu hostile. Dans une forêt, par exemple. Vous avez entendu parler de Victor de l’Aveyron ?

— J’ai vu le film de François Truffaut.

— C’est une histoire réelle. Cet enfant d’une dizaine d’années a été découvert en 1800, dans une forêt de l’Aveyron. Il se déplaçait à quatre pattes et était apparemment sourd et muet. Il se balançait sans relâche, ne témoignait aucune affection à ceux qui le nourrissaient. Il a été confié à un jeune médecin militaire, Jean Marie Gaspard Itard, qui a consacré beaucoup de temps à son apprentissage.

Jeanne revoyait les images en noir et blanc du film. La patiente éducation d’Itard, interprété par Truffaut lui-même. Le gamin hirsute, à la fois bestial et angélique. Les étapes de son instruction. La musique de Vivaldi…

— Itard, malgré ses efforts, n’a jamais réussi à « restaurer » Victor.

— Je ne vois pas le rapport avec l’autisme.

— Aujourd’hui, tout porte à croire que Victor était autiste. C’est sans doute même le premier enfant autiste à avoir été observé aussi finement.

— Son mutisme aurait été provoqué par ses années en forêt ?

— Il y a plusieurs hypothèses. Pour Itard, l’état de Victor provenait de l’absence de contact avec la société et l’éducation. Mais une autre idée a émergé. Une idée, disons, opposée. Victor était frappé d’autisme à la naissance. C’est pour cela qu’on l’a abandonné en forêt. C’est l’autisme qui a provoqué son abandon, et non l’inverse.

Une phrase résonnait dans la tête de Jeanne : La forêt, elle te mord. Joachim avait-il été abandonné dans une forêt ? Était-il né autiste ? Ou était-il devenu autiste parce qu’il avait été abandonné ? Jeanne frôlait la vérité — mais ne tenait rien.