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Sortant de sa voiture et rajustant sa tenue, elle se glissa mentalement dans la peau d’une Parisienne en route pour un vernissage, soi-disant intéressée par les œuvres exposées mais cherchant avant tout l’homme de sa vie.

Elle connaissait ce rôle sur le bout de son vernis.

Elle se fraya un chemin dans le groupe, sac à l’épaule, et pénétra dans la galerie. D’après ce qu’elle pouvait apercevoir — les œuvres étaient quasiment invisibles tant la foule se pressait dans l’espace exigu —, il s’agissait d’art africain. Ou peut-être océanien.

Elle se demandait à qui s’adresser quand elle repéra une jeune femme noire qui semblait directement descendue d’un podium d’exposition. Son attitude révélait une certaine familiarité avec les lieux. A tous les coups, l’assistante de Fromental.

Jeanne l’interpella et lui demanda où était le maître des lieux. La jeune Black la regarda avec pitié, l’air de dire : « Qui pourrait avoir envie de parler à un ringard pareil ? » Sa beauté était sidérante. Il n’y avait rien de sophistiqué dans son visage. Seulement une grâce, une harmonie, une évidence à couper le souffle. A la fois naturelles et mystérieuses. Ses grands yeux blanc et noir, brillants comme des torches, constituaient un chemin vers une vérité, un trésor enfoui sous les roches noires de ses pommettes et de ses épaules soyeuses.

Elle lui fit signe de la suivre. Elles slalomèrent parmi les invités jusqu’à atteindre la porte d’un réduit que l’Africaine ouvrit sans frapper. Un homme d’une soixantaine d’années, debout parmi des cartons d’emballage et des caisses de bois, leur tournait le dos.

Il parlait dans son portable :

— Aïcha ? Mais tu sais bien que je l’ai virée, Minouchette. VIRÉE ! Comme tu me l’avais demandé… Je… oui… Bien sûr…

Jeanne regarda la jeune Black. Pas besoin d’avoir fait Saint-Cyr pour saisir la situation. Le galeriste se retourna et sursauta en découvrant les deux femmes qui l’observaient.

Il raccrocha d’un geste et prit aussitôt un ton suppliant :

— Aïcha…

— Va te faire foutre.

La princesse noire disparut. Fromental eut un sourire forcé et esquissa une sorte de révérence à l’attention de Jeanne. Il portait l’uniforme standard des vieux play-boys parisiens. Veste croisée bleu marine. Chemise Charvet, rayures bleu ciel et col blanc. Mocassins à glands. Cheveux rares coiffés en arrière. Teint hâlé — le teint yachting…

— Bonsoir… (Il avait déjà retrouvé son aplomb, sa voix de caverne soyeuse.) Nous ne nous connaissons pas, je crois. Une pièce vous intéresse ?

Jeanne n’était pas d’humeur.

— Jeanne Korowa, fit-elle en brandissant sa carte tricolore. Juge d’instruction au tribunal de grande instance de Nanterre.

Fromental s’affola :

— Mais j’ai tous les certificats des œuvres. Je…

— Il ne s’agit pas de cela. Je vous montre des photos. Vous me donnez votre avis. Tout est fini dans dix minutes. D’accord ?

— Je… (Il ferma la porte du réduit.) Bon. D’accord… Jeanne sortit les clichés de son sac. Les motifs sanglants sur les murs des scènes de crime. Le galeriste chaussa ses lunettes et contempla les photos. Le brouhaha derrière la porte ne faiblissait pas.

— Vous… vous pouvez m’expliquer le contexte ?

— Des scènes de crime.

Fromental leva les yeux au-dessus de sa monture.

— Des meurtres récents ?

— Je ne peux rien vous dire de plus. Désolée.

L’homme acquiesça. Depuis le matin, Jeanne était surprise par le sang-froid avec lequel ses interlocuteurs encaissaient ces meurtres, leur cruauté, leur barbarie. Comme si le monde de la fiction — cinéma, télévision, bouquins — et son déferlement de violence avaient familiarisé chacun avec la sauvagerie la plus démente.

— Isabelle Vioti m’a dit que vous étiez un expert en art rupestre. Que vous pourriez me donner des informations.

— Vous connaissez Isabelle Vioti ? Cette idée parut le rassurer un peu.

— Je l’ai consultée pour cette enquête. C’est tout. Le galeriste revint aux images.

— C’est du sang ?

— Du sang. De la salive. De la merde. Et du pigment.

— Quel genre de pigment ?

Jeanne se dit qu’elle n’avait pas du tout creusé cette piste — elle l’avait même complètement oubliée. L’urucum. Une plante venue d’Amazonie. Il n’était sans doute pas si facile d’en trouver à Paris…

— De l’urucum. Une plante qu’utilisent les Indiens d’Amazonie pour…

— Je connais.

Fromental paraissait maintenant absorbé par ce qu’il voyait. De play-boy sur le retour, il s’était transformé, sans étape, en professeur de faculté.

— Ces dessins pourraient-ils évoquer des fresques pariétales ? demanda Jeanne.

— Bien sûr.

— Expliquez-vous.

— Eh bien, il y a l’urucum, d’abord. Un pigment qu’on peut rapprocher de l’ocre. Or l’ocre était un matériau très important durant la période néolithique. On s’en servait pour le tannage.

Mais aussi pour les sépultures. On ne connaît pas exactement son rôle. Peut-être lui attribuait-on un pouvoir magique… C’était aussi un des principaux pigments utilisés pour les dessins au fond des cavernes.

— Que pouvez-vous me dire sur ces signes en particulier ? Ressemblent-ils à des fresques connues ?

Moue d’hésitation.

— Plus ou moins. On retrouve dans certaines grottes paléolithiques des traits de ce genre. Les uns sont pleins, dessinant des figures géométriques : cercles, ovales, carrés, rectangles souvent fendus par un trait vertical. D’autres fois, ce sont des bâtons avec ou sans expansion latérale, des X, des croix… Un peu comme ici.

Jeanne nota que Fromental avait évoqué successivement les périodes néolithique et paléolithique, séparées entre elles par des dizaines de milliers d’années. Cela confirmait ce qu’elle pensait : le tueur mélangeait tout, enjambait les siècles, soit par méconnaissance, soit — elle penchait maintenant pour cette solution — parce qu’il se considérait lui-même comme une synthèse de ces périodes.

— Qu’est-ce que cela signifiait pour les hommes préhistoriques ?

— On n’en sait rien. On a coutume de dire que l’art pariétal est un art codé dont nous ne possédons pas la clé. Un mode d’expression qui attend toujours son Champollion.

— Revenons aux techniques picturales des premiers hommes. Comment faisaient-ils ?

Fromental ôta ses lunettes et les glissa dans sa veste. Il semblait avoir compris qu’il n’échapperait pas à un cours magistral. De l’autre côté de la porte, le vernissage battait son plein mais cela ne semblait pas trop le préoccuper. Elle devina qu’il était plutôt contrarié par le départ d’Aïcha…

— Commençons par le début, fit-il. L’âge d’or des fresques pariétales commence environ en moins 40 000 et s’achève en 10 000. Il y a tout un tas de courants, de motifs, de styles, mais je ne veux pas vous compliquer la vie. Sachez seulement que ces peintures ont toujours été réalisées au fond de cavernes. Ce qui est plutôt bizarre.

— Pourquoi ?

— Parce que les hommes ne vivaient pas, comme on le croit, dans les grottes. Ils vivaient sur leur seuil. Ou construisaient des tipis. En revanche, quand ils peignaient, c’était toujours dans des boyaux difficiles d’accès. Ils protégeaient leurs fresques. C’étaient peut-être même des lieux de prière… Un peu comme des cathédrales.