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— Tu sais ce qu’on va faire cette nuit, non ? Tu sais ce que ça signifie pour un Indien ?

Jeanne eut un haussement d’épaules. Presque un geste d’humeur. Il prit ce mouvement pour du mépris. Le Ladino était ce soir d’humeur maya.

— Tu as lu Tintin et le temple du soleil ?

— Il y a longtemps.

— Tintin et ses amis vont être sacrifiés aux dieux incas. Mais Tintin a lu dans le journal qu’une éclipse est prévue pour ce jour-là. Il demande à être exécuté à l’heure du phénomène et fait mine d’invoquer le soleil, qui s’obscurcit aussi sec. Les Indiens terrifiés libèrent les héros.

— Et alors ?

— Dans Apocalypto, un film tout récent, Mel Gibson remet ça. Toujours les Indiens naïfs, épouvantés par une éclipse solaire…

Jeanne croisa les bras et passa au tutoiement :

— Où veux-tu en venir ?

— Tout ça a une source réelle. Le fait s’est perdu dans l’histoire coloniale, mais un écrivain guatémaltèque, Augusto Monterroso, l’a racontée. Son conte s’appelle lÉclipse.

Elle soupira. Elle n’échapperait pas à l’histoire :

— C’est un missionnaire, Barthélémy Arrazola, au XVIe siècle. Les Mayas l’ont fait prisonnier et s’apprêtent à le sacrifier. L’homme se souvient alors qu’une éclipse solaire doit survenir. Il parle un peu la langue locale. Il menace les Indiens de noircir le soleil s’ils ne le libèrent pas. Les Indiens l’observent, incrédules. Ils organisent un conseil. Le missionnaire, toujours ligoté, attend tranquillement qu’on le libère. Il est sûr de lui. Sûr de sa supériorité. De sa culture et de ses ancêtres. Quelques heures plus tard, son corps repose, sans vie, le cœur arraché, sous l’astre noir, alors que les Indiens, d’une voix neutre et lente, récitent la liste de toutes les éclipses que les astronomes de la communauté maya ont prévues pour les siècles à venir.

Silence. Il n’y avait pas même un moustique dans cette salle — ils étaient allés voir ailleurs, au fond des vallées, s’ils pouvaient retrouver la chaleur bienfaisante des tropiques.

— Je ne comprends pas la morale.

Nicolas se pencha en avant. Ses yeux noirs. Sa figure étroite et blanche. Son crâne chauve. Son nez aquilin et ses lèvres minces. Jeanne reconnaissait maintenant les traits indiens derrière le vernis occidental. Un visage sculpté dans la pierre calcaire des pyramides de ses ancêtres.

— La morale, fit-il d’une voix sifflante, c’est que vous avez tort de nous prendre pour des cons. Au VIe siècle, nos calendriers étaient aussi précis que les vôtres aujourd’hui. Un jour, notre gouvernement sera indien. Comme en Bolivie. Un autre jour, plus lointain, vous aurez à répondre de vos crimes auprès de nos dieux. Le Popol Vuh dit : « Jamais notre peuple ne sera dispersé. Son destin triomphera des jours funestes… »

Nicolas était donc un pur Maya. Malgré son look de skieur et sa peau claire. Malgré ses réflexions racistes. Il en voulait à son peuple d’être soumis, superstitieux, immobile. Il bouillonnait d’une colère perpétuelle…

Il parut tout à coup à Jeanne que cette nuit elle-même était indienne.

Vibrante d’une rage sourde et froide. Qu’allait-elle trouver au bout ?

56

Le cimetière de Sololá se trouvait au sommet du village, surplombant le lac. Jeanne n’avait jamais vu un lieu pareil. Les tombes étaient toutes peintes de couleurs vives. Les caveaux ressemblaient à des cabines de bain bigarrées, comme à Deauville. Des murs abritaient les urnes des corps incinérés — et c’était encore des taches de couleurs, des carrés peints, des bouquets de fleurs de plastique. Un vrai feu d’artifice.

Hansel, « l’homme de jade », avançait sans hésiter, tenant devant lui une énorme torche dont le faisceau éclairait l’allée. Il portait sur son épaule une pelle et une pioche. Rien qu’à la façon dont il les soutenait, on devinait l’habitué des exhumations et des fouilles. Derrière lui, Nicolas avançait à pas prudents. Jeanne lui avait déjà donné la montre.

— On y est.

Ils étaient parvenus au bout du cimetière. Le terrain s’arrêtait net, au bord du vide. Face à eux, le lac, sous les rais de la lune, ressemblait à une immense couverture de survie en aluminium. Au-delà, les ombres compactes des volcans veillaient sur le vertigineux cratère qui avait donné la vie au monde maya. Jeanne comprit ce qui la saisissait ainsi : ce spectacle portait sa propre éternité. Pas un pli sur le lac, pas une aiguille de sapin, pas un souffle de vent qui n’ait été identique à l’époque des origines…

— Il faut descendre.

La falaise plongeait à pic. En bas s’étendait un terrain vague rempli de détritus, d’arbres morts, de ronces inextricables.

— Roberge est inhumé là-dedans ? demanda Jeanne.

— Je vous l’ai dit : jamais les Indiens n’auraient accepté qu’il soit enterré avec eux.

Elle eut une pensée émue pour le père Roberge, maudit entre les maudits, homme saint qui avait fini dans une décharge. Par réflexe, elle leva les yeux vers les étoiles, aussi précises que des trous d’épingle dans le ciel noir. D’autres étoiles scintillaient plus bas, à hauteur de colline, sur la droite. Des lucioles palpitantes. Ou des torches, parmi les pins et les cyprès. Très loin, un tambour martelait une cadence.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des gars de Santiago Atitlán, fit Hansel. Des Tzutuhils. Ils viennent de l’autre côté du lac pour convertir les Kakchiquels de Panajachel.

— Convertir à quoi ?

— Au culte de Maximon.

— Qui est « Mâ-chi-mô » ? interrogea Jeanne en reproduisant la prononciation de Hansel.

Le pillard sourit dans la nuit.

— Un Dieu noir. Un gars inspiré de Judas, le traître qui a envoyé Jésus sur la Croix. Un lascar monté comme un âne, toujours entouré d’une douzaine de pépées, qui passe son temps à s’envoyer en l’air. Il porte un chapeau texan, un bavoir en foulards et fume le cigare. On le promène dans les rues avec les saints catholiques, pendant la semaine sainte. C’est notre saint de la fertilité. Une espèce de démon jailli d’un bain de vapeur. Énergie sexuelle, vitalité, fécondité de la terre : on vient le prier pour ça.

Jeanne regardait toujours les feux dans les bois.

— Et ils le vénèrent cette nuit ?

— Toutes les nuits, chiquita. Les aj’kuns, les chamanes, font des feux. Ils brûlent du copal. Jettent de l’aguardiente. Du tabac. Maximon fait la pluie et le beau temps sur les cultures et les naissances de Santiago Atitlán. Même dans les églises, on peut l’apercevoir sur les bas-reliefs, sculpté entre la Vierge et saint Pierre. Bon. On descend ou quoi ?

L’équipe s’achemina. Il s’agissait de contourner les dernières tombes et de dégringoler la pente jusqu’à la décharge. Malgré ses Converses, Jeanne se tordait les chevilles dans les broussailles. Elle puisait ses forces dans l’irréalité du moment. La lumière de quartz. Le lac impassible. Les feux allumés pour un Judas à chapeau texan…

Parvenus en bas, ils franchirent un caniveau d’eaux saumâtres sur une planche puis parvinrent de plain-pied parmi les immondices.

— C’est plus loin sur la droite.

Ils enjambèrent des papiers gras, des cartons déchirés, des déjections organiques. Ils marchaient à l’oblique, en lançant chaque pas le plus loin possible, comme s’ils avaient traversé un marécage. Des remugles violents montaient. Ordures. Fruits pourris. Charognes…