— On y est presque.
Jeanne serrait les dents. Les ronces avaient griffé son jean et ses chevilles. Ils accédèrent à un promontoire herbu, abrité par les premiers arbres de la colline. La tombe était là. En réalité, un tas de gros cailloux protégé des déchets par une ceinture d’herbes sauvages. Les pierres étaient noires et mates. Des fragments de lave.
Hansel se hissa sur le tertre, lui-même dominé par la colline. Il tendit la main à Jeanne, qui monta à son tour. Personne n’aida Nicolas mais, l’instant d’après, il était à leur hauteur. Bref recueillement. A l’extrémité de ce lit de pierraille, on avait planté une plaque de grès :
PIERRE ROBERGE. b. MARCH, 18, 1922, IN MONS, BELGIUM. d. OCTOBER, 24, 1982, IN PANAJACHEL, GUATEMALA.
Pourquoi en anglais ? Le plus important était l’épitaphe, inscrite en dessous :
La formule latine lui disait quelque chose mais elle était incapable de la traduire.
— C’est du latin, cracha Hansel. C’est lui qui m’a demandé d’écrire ça sur sa tombe.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Aucune idée. Une citation d’un de vos poètes anciens. Très vieux. Je me rappelle plus lequel.
Le pilleur installa sa torche de façon à éclairer la sépulture. Il attrapa un premier bloc, le balança à un mètre ou deux de distance et bougonna entre ses dents :
— Oh, le mal-blanchi, tu t’y mets ou quoi ?
Sans répondre, Nicolas obtempéra. Au bout de plusieurs minutes, ils avaient complètement découvert le talus. Hansel attrapa la pelle, Nicolas la pioche. Ils creusèrent côte à côte. Sans la moindre complicité. Ils s’activaient comme s’ils avaient été chacun seul au monde. De la buée s’échappait de leurs lèvres.
Les minutes passèrent. Le trou s’approfondit, prenant naturellement les dimensions d’un corps ou d’un cercueil. Jeanne leva les yeux. Le miroir lisse, sans la moindre imperfection, du lac. Le reflet obstiné de la lune en son centre. Les foyers qui s’embrasaient dessus, images des feux allumés au nom de Maximon. De nouveau, elle éprouva un sentiment d’éternité. Mais elle percevait aussi la surface du lac comme une fine membrane sur le point d’être percée et de révéler une atrocité.
— Madré de Dios !
Le cri venait du fond de la tombe. Les deux hommes étaient plaqués contre les parois de terre, comme paralysés par ce qu’ils venaient de découvrir. Ils avaient ouvert le cercueil. Jeanne ne vit pas tout de suite ce qu’il contenait. Ou du moins elle n’enregistra pas l’image. Elle se pencha et attrapa la lampe de Hansel, la braquant dans la direction du corps. Elle chancela. Faillit tomber dans la fosse, mais se rattrapa.
Le cadavre de Pierre Roberge n’était pas décomposé.
Jeanne pouvait reconnaître le visage de la photo, dans une version émaciée d’un vert phosphorescent. Un fin duvet de lichen avait recouvert l’homme et ses habits religieux — il portait un col romain —, le protégeant de toute dégradation. La seule corruption était l’assèchement de ses traits et le vide de ses orbites, qui offraient deux beaux trous noirs — plutôt vert sombre — de la taille de balles de golf.
Elle se ressaisit, appelant à son secours sa raison et ses connaissances. Les phénomènes d’ « incorruption spontanée » étaient beaucoup plus fréquents qu’on ne le croyait — et totalement inexpliqués. Souvent, quand on exhumait le cadavre d’un candidat à la béatification — justement pour évaluer sa préservation —, on découvrait un corps bien conservé. Les autorités cléricales déclaraient alors que le mort était en « odeur de sainteté » — ces odeurs étant censées éviter la dégénérescence de la dépouille. S’il avait été sur cette liste, Pierre Roberge aurait été directement canonisé…
En guise de confirmation, les deux fossoyeurs s’agenouillèrent et se mirent à prier. Des panaches de vapeur filtraient de leurs bouches. Jeanne hallucinait. Le cadavre phosphorescent, tordu de maigreur, les deux Mayas en train de murmurer leurs litanies, les feux de Maximon au-dessus de leurs têtes…
— Hansel, hurla-t-elle pour briser l’état extatique, le cahier ! L’Indien ne répondit pas. Il priait les mains jointes sur la poitrine. Nicolas était dans la même transe.
— Putain, cria Jeanne, attrapez le cahier !
Ni l’un ni l’autre ne bougea. Elle plongea dans la tombe. S’appuyant sur Nicolas à genoux, elle tenta de s’approcher du visage de Roberge, trébucha et s’étala à l’intérieur de la bière.
Sous son poids, le cadavre se brisa comme du verre. La peau était conservée — mais le corps était creux. Les bestioles avaient achevé leur boulot, à l’intérieur. Tentant de se redresser, elle posa sa main sur le torse et s’enfonça jusqu’au coude. Les chairs craquèrent en minuscules cristaux phosphorescents. Elle s’accrocha de l’autre main au rebord opposé du cercueil.
Les deux Mayas priaient toujours.
— Merde, merde, merde…, bredouillait-elle.
Enfin, elle parvint à se retourner, dos contre la paroi de la fosse, et glissa la main droite derrière la tête du religieux. Le cahier à couverture de cuir était là, enveloppé dans de la toile plastique. Elle retira sa main : elle était couverte de scarabées, de mille-pattes, de micas brillants. Elle se cambra et poussa sur ses talons. Toujours dos contre la terre, en s’aidant des coudes, elle remonta à la surface.
Elle allait partir, laissant les deux hommes à leurs litanies, quand Hansel parut se souvenir d’elle.
— Et mon fric ? hurla-t-il, trahissant un brutal retour sur terre. Jeanne fouilla dans sa poche et balança ses quetzales. La pluie de billets usagés se déversant sur le cadavre en miettes luminescentes fut sa dernière vision de la scène.
Elle tourna les talons et s’enfuit en courant, serrant contre elle son précieux butin.
Pour un vendredi 13, elle avait eu sa dose.
57
Retour à l’hôtel. Jeanne ferma la porte de sa chambre avec son dos. Elle avait encore le visage brûlé par sa course — elle avait remonté la falaise, traversé le cimetière, retrouvé la route, et couru. Un tuk-tuk était passé… Maintenant, tout effacer. Tout reprendre à zéro. La nuit. Sa vie…
Douche. Encore moins d’eau que la première fois. A nouveau, Jeanne se frotta si énergiquement les membres que le sang finit par circuler dans ses veines. Elle enfila un tee-shirt, plusieurs polos. Une culotte. Un pantalon de jogging. Tout ce qu’elle trouva dans son sac… Pas moyen de se réchauffer.
Compte tenu du standing de l’hôtel, il n’était pas question de room-service mais on avait installé une bouilloire dans chaque chambre, agrémentée de café soluble. Pas envie de café mais elle ne voyageait jamais sans ses sachets de thé vert. Elle fit chauffer de l’eau. En attendant, elle se posta devant la double porte ouverte sur les jardins. Elle frissonna, sentant revenir la scène du cimetière. Le visage vert. Le squelette brisé. Les prières des Mayas…
Le claquement de la bouilloire la rappela à l’ordre.
Elle prépara son infusion. Les yeux écarquillés. Les mâchoires engourdies. Elle but la première gorgée sans précaution et se brûla la gorge. Tant mieux. La chaleur. Il fallait que la chaleur la pénètre d’une manière ou d’une autre, jusqu’à décongeler la moelle de ses os. Jusqu’à faire fondre sa terreur…
Elle s’assit sur le lit et contempla le cahier de cuir dans sa toile plastique, posé sur la table de nuit. Elle allait le saisir quand une priorité l’arrêta. Un détail qu’elle voulait éclaircir. Elle attrapa son téléphone et composa le numéro d’Emmanuel Aubusson. 2 heures ici. 9 heures du matin à Paris.