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Côté violence, je ne suis pas dépaysé. La répression est presque pire qu’à Campo Alegre. Les soldats tirent d’abord, interrogent ensuite. Leur motivation n’est pas politique mais ethnique. Ils sont animés par un racisme sans limite à l’égard des Indiens. De la viande pour chiens : c’est leur expression.

Depuis cinq jours que je suis là, déjà une dizaine de paysans ont été enlevés ou tués dans les environs de la mission. Sans raison apparente. On retrouve leurs morceaux, découpés à la machete, au bord de la route. Je devine que beaucoup de catequistas, les bénévoles qui nous aident au dispensaire et à l’orphelinat, appartiennent aux FAR (Forces armées révolutionnaires), mais on ne me dit rien. Le seul médecin ici, un Guatémaltèque, se méfie de moi. Les Indiens me méprisent. Mon origine belge et mon passé argentin m’assimilent aux missionnaires nord-américains. Au fond, je préfère ne rien savoir. En cas d’arrestation, je ne pourrai pas parler.

Pour l’instant, Juan est calme. Je l’ai installé dans une petite chambre à côté de la mienne, au presbytère. Je le laisse se promener dans les jardins, sous la surveillance d’un travailleur social. Je l’ai présenté comme un orphelin mais tout le monde s’interroge sur les liens qui nous unissent. Enfant illégitime. Amant… Ce n’est pas grave. Rien n’est grave désormais.

Jeanne sauta des pages. Ce qu’elle cherchait, c’était, justement, des informations sur ce cauchemar. L’origine de Juan, alias Joachim… Elle feuilleta encore. Roberge énumérait ses difficultés avec les Indiens et les militaires. A la mi-juin, elle repéra une allusion à la période qui l’intéressait. Roberge se promettait d’intégrer dans ce même cahier les notes qu’il avait prises en Argentine sur le cas « Juan ». Pour l’instant, il n’avait pas le temps.

Pages suivantes. Toujours rien, ou presque, sur Juan. Roberge consignait les disparitions qui survenaient à une cadence intensive. Exécutions. Enlèvements. Tortures. Mutilations. Le jésuite n’entrait pas dans les détails. Il évoquait aussi les brutalités récurrentes des soldats à son égard. Les fouilles de l’église, du dispensaire, du presbytère…

Jeanne feuilletait toujours. Les semaines. Les mois. Des remarques sommaires sur Juan. « A bien mangé. » « Dort normalement. » « S’adapte au climat. »

En septembre, nouvelle épreuve. L’enlèvement d’une de ses catequistas. La femme, Alaide, avait été violée et torturée, puis abandonnée dans les hauteurs de la forêt. Ses plaies ouvertes s’étaient aussitôt infectées. La victime s’était mise, littéralement, à pourrir vivante. Des soldats montaient la garde afin que personne ne lui vienne en aide. De temps à autre, ils la battaient encore ou lui urinaient dans la bouche. Le calvaire avait duré plus d’une semaine. Ils avaient ensuite abandonné le corps aux zopilotes, une sorte de vautour local. Roberge avait tout essayé pour la secourir. En vain.

Enfin, en octobre 1982, Roberge prit le temps d’intégrer ses notes argentines. Jeanne dut se concentrer. On n’était plus en 1982 mais en 1981. On quittait le climat tempéré du lac Atitlán pour les fournaises du Nordeste argentin. La répression militaire faisait le joint. La seule différence était que les victimes étaient importées des quatre coins d’Argentine dans une base militaire portant le même nom que le village : Campo Alegre. Et que tout se passait derrière les remparts du camp de concentration.

20 mai 1981, Campo Alegre

Il y a deux jours, dans les environs du village, une femme a fait une découverte étrange. Dans la forêt, elle s’est trouvée confrontée à une bande de singes hurleurs — on les appelle ici les « monos aulladores negros » ou les « caráyas », c’est l’espèce la plus répandue. La femme collectait du bois près de la lagune, dans une zone qu’on appelle « la forêt des Mânes » ou « la forêt des Ames » (la Selva de las Aimas). Les singes étaient une vingtaine, accrochés aux branches, dissimulés derrière les feuilles. D’ordinaire, ils hurlent pour effrayer l’intrus, mais, si cela ne suffit pas, ils s’enfuient. Ce jour-là, ils n’ont pas bougé, criant, s’agitant, fixant la femme d’un regard mauvais.

Munie d’un bâton, l’Indienne ne s’est pas laissé intimider. Frappant de tous côtés, elle les a fait fuir. Elle s’est approchée de l’arbre que les singes défendaient. À son pied, il y avait un singe différent. Noir. Maladroit. Gémissant. Il ne parvenait pas à grimper le long du tronc.

Elle a mieux regardé et est restée stupéfaite. Il s’agissait d’un enfant à la peau maculée de feuilles, d’écorces, de poils collés. Il était blessé à la jambe et ne parvenait plus à bouger. Elle est partie chercher de l’aide. Une heure plus tard, les hommes ont fait déguerpir les singes qui étaient revenus et ils ont emporté l’enfant à demi évanoui. D’après ce qu’on m’a raconté, ils l’ont mis dans un sac — je compte sur eux pour avoir expédié l’affaire avec brutalité.

Mon infirmière, qui vit à Campo Alegre, a pu le voir. D’après elle, l’enfant a entre six et huit ans. Très maigre. Il pue horriblement. Les mouches tournent autour de lui. Il est couvert de poils de singe et d’autres scories séchées. Ses cheveux, énorme tignasse noire, lui mangent le visage. Des filets de bave coulent de sa bouche. Il a des ongles longs, crochus, encroûtés de terre. Il dort beaucoup mais quand il se réveille, il est très agressif. Selon mon infirmière, il est vraiment blessé à la jambe. Il faut donc le soigner en urgence. J’irai ce soir avec mon médecin, Tomás. Nous lui apporterons les premiers soins sur place puis nous l’accueillerons à l’orphelinat.

21 mai 1981

Stupéfiant. C’est le seul mot qui vient à l’esprit. C’est un véritable enfant sauvage. Dès que je l’ai vu, des souvenirs livresques et cinématographiques m’ont assailli. L’enfant sauvage de l’Aveyron. Les deux enfants-loups d’Inde, Amala et Kamala. Un autre cas dont j’ai entendu parler, au Burundi, il y a quelques années…

J’ai fait signer une décharge aux autorités de Campo Alegre et nous l’avons transporté jusqu’au dispensaire. Nous l’avons lavé. Nous lui avons coupé les ongles et les cheveux. Première surprise : l’enfant n’est pas indien. Sa peau est blanche. Ses yeux noirs. Origine hispanique, a priori. Deuxième constatation : son corps est couvert de cicatrices. Morsures. Eraflures. Coupures. Troisième remarque : sa blessure à la jambe est sans gravité.

Tomás lui a fait une piqûre de pénicilline. Nous l’avons ausculté. Impossible de définir son âge avec certitude. Je penche pour six ou sept ans. Maigre — il pèse 32 kilos —, il est en même temps très musclé. Il souffre de terribles coliques et a contracté la malaria. Les examens vont sans doute révéler d’autres affections…

Ce matin, je regardais Tomás ausculter Juan — les villageois l’ont baptisé ainsi —, et je me demandais : depuis combien de temps vit-il dans la forêt ? Comment a-t-il pu survivre dans un milieu qui est déjà, à l’échelle d’une journée, insupportable pour un être humain ? La chaleur. Les insectes. La menace permanente des prédateurs dans l’eau et sur la terre. Comment s’est-il défendu ? A-t-il été réellement protégé par les singes hurleurs ?

Pour l’heure, il paraît ne rien voir, ne rien entendre. Ses yeux n’arrêtent pas de cligner, de tourner sous les paupières. Juan ne réagit pas aux bruits forts mais sursaute au moindre froissement. Le médecin est formel : il n’y a aucune raison de penser qu’il est sourd ou muet. Pourtant, il semble indifférent au monde extérieur. Il ne cesse de se balancer d’avant en arrière. Il me rappelle les enfants autistes que j’ai pu voir à Bruxelles, quand j’étais aumônier attaché aux hôpitaux du royaume.