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D’où vient cet enfant ? Il a pu être abandonné par ses parents villageois. Ou il s’est échappé de son propre foyer, pour une raison quelconque. Autre possibilité : il vient de la base militaire où l’on compte parfois des enfants. Si c’est un gosse du coin, il sera facile à identifier. S’il vient de la forteresse, ça sera plus compliqué. Jamais les militaires ne diront quoi que ce soit.

25 mai 1981

Nous avons placé Juan dans un enclos grillagé, à l’écart, afin que les autres enfants ne viennent pas le provoquer. Quand il sent un regard posé sur lui, il panique. Il s’agite dans tous les sens. Puis il s’écroule de sommeil. Ensuite, il se réveille et tire à nouveau sur sa corde — nous avons dû l’attacher, sinon il se blesse contre le grillage. Je me répète les mots de Jésus, selon saint Matthieu : « Heureux les pauvres de cœur : le royaume des cieux est à eux. Heureux les doux : ils auront la terre en partage. Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés. »

Nous lui donnons à manger. Il accepte les haricots, les épis de maïs, mais préfère les fruits et les graines. Quand il mange, c’est avec la peur dans le regard. Il semble toujours craindre qu’on lui vole sa nourriture. Sans doute un souvenir des singes.

Quand il dort, il ne cesse de s’agiter. Des tics crispent son visage. Des spasmes secouent son corps. Il est en état d’alerte permanent. Pourtant, dans ces moments-là, on peut mieux discerner l’être humain sous l’enveloppe sauvage. Juan a des traits réguliers. Une peau délicate. Des articulations fines. Qui est-il ?

29 mai 1981

Une semaine d’examens et d’observations. Le bilan est lourd. Malaria confirmée. Tube digestif grouillant de parasites. Multiples infections. Tomás a prescrit un traitement de cheval à base d’antibiotiques. On doit maintenant attendre.

Du point de vue de l’attitude, rien de bon non plus. Juan demeure recroquevillé dans un coin de l’enclos, poussant des gémissements. Son visage est enfoui sous ses cheveux, que nous lui avons laissés assez longs. Je compte bientôt m’attaquer à son apprentissage mais je dois repartir de zéro. Commencer par lui inculquer la bipédie. Je n’ai qu’une certitude. Cet enfant est un don de Dieu. Je me suis promis de le sauver.

6 juin 1981

Aucun progrès. Juan ne réagit à un aucun stimulus extérieur. Refuse de se tenir debout. Sombre dans l’asthénie. Il ne s’éveille que pour manger. J’ai découvert ce qu’il aime — sans doute ce qu’il mangeait auprès des singes hurleurs : les dattes des palmiers. D’après Tomás, il faut absolument que nous parvenions à lui donner de la viande. Pour fortifier sa croissance.

7 juin 1981

Cette nuit, je suis allé voir Juan. En ce moment, des flottilles de vampires s’attaquent à notre bétail. On ne les voit pas mais on les entend. Le claquement des ailes. Le bruit de succion.

C’est sur ce fond sonore que j’ai visité Juan. Il ne dormait pas. Il regardait partout autour de lui. Calme. Ses yeux transperçaient la nuit. D’un coup, j’ai compris qu’il voyait dans l’obscurité. J’ai pris peur. L’assimilant aux vampires qui couinaient dans mon dos et violentaient la chair des buffles…

16 juin 1981

Depuis trois jours, Carlos Estevez, un éthologue de Resistencia, séjourne à l’orphelinat. C’est un spécialiste des singes hurleurs et, paradoxalement, c’est à travers ses connaissances que nous parvenons à une meilleure observation de Juan.

Ce matin, il s’est livré à un bilan tandis que nous buvions un maté. J’ai enregistré notre conversation avec le magnétophone de l’église. Je retranscris ici, mot pour mot, le passage qui concerne spécifiquement Juan…

Jeanne se frotta les paupières. 4 heures du matin. L’enquête ne cessait de repousser les limites du possible. En même temps, ces faits entraient en cohérence profonde avec les meurtres. Les indices. Le profil sauvage du tueur…

Elle se concocta un nouveau thé vert. Elle se souvenait de sa conversation avec Hélène Garaudy. La directrice de l’institut Bettelheim avait évoqué les enfants-loups. Selon elle, la plupart d’entre eux présentaient les symptômes de l’autisme, mais la question restait ouverte : la vie en forêt provoquait-elle leur pathologie ou était-ce le contraire — ces enfants avaient-ils été abandonnés parce qu’ils étaient différents ?

Jeanne but une gorgée de thé. Elle ne sentait plus le froid. Ni la fatigue. En réalité, elle ne sentait plus son corps. Elle s’installa de nouveau sur son lit et reprit le cahier de cuir. Elle ne cessait de penser aux contes où des gamins sont abandonnés dans une forêt hostile.

Juan était le héros d’un de ces contes.

Un cauchemar devenu réel…

59

— Leur nom anglais est black howler monkey. C’est la famille la plus répandue dans la forêt subtropicale du Nordeste. Les mâles sont noirs, les femelles jaunes.

— Précisément, comment vivent-ils ?

— Dans les cimes. Leur queue leur sert de cinquième membre pour passer de branche en branche. Ils ne descendent presque jamais à terre.

— Vous pensez que Juan vivait avec eux, dans les arbres ?

— Il devait avoir du mal à les suivre. En revanche, il pouvait leur rendre des services au sol. Collecter certains fruits. Surveiller les prédateurs.

— Je ne vais jamais en forêt. Pourquoi les appelle-t-on « singes hurleurs » ?

— C’est une espèce très agressive. Chaque clan dispose d’un territoire. En cas d’intrus, ils défendent cet espace en criant. C’est effrayant à entendre. Et à voir ! Quand ils hurlent, leur crinière se dilate et leur gueule s’arrondit au point de devenir un « O ». Il me semble que Juan, quand il crie, cherche à les imiter.

— Pour l’instant, c’est sa seule façon de s’exprimer…

Jeanne leva les yeux. Elle se souvenait des hurlements qui résonnaient à travers le cabinet d’Antoine Féraud. Aucun doute : les roulements de gorge de Juan/Joachim provenaient directement de la forêt des Mânes…

— Et entre eux, sont-ils agressifs ?

— Un mâle vit avec plusieurs femelles et leurs petits. Le mâle dominant n’est pas tendre avec les autres. En général, les relations dans le groupe sont dures. Pour le sexe. Pour la nourriture. Pour tout.

Jeanne se souvenait de la séance d’hypnose, chez Féraud. La forêt, elle te mord…

— Comment imaginez-vous sa vie auprès des singes ?

— Une vie à la dure. En constante situation d’échec.

— Ce que je ne comprends pas, c’est que Juan est beaucoup plus gros que les singes…

— C’est une piste pour déduire le moment où il a été adopté par eux. A mon avis, il était encore petit. Moins d’un mètre, en tout cas. Quel âge pouvait-il avoir ? Quatre, cinq ans ? Ensuite, quand il a grandi, il a dû être rejeté par le clan. Sa différence physique et sa maladresse l’excluaient naturellement.

Jeanne imaginait la vie infernale de l’enfant. Pures hallucinations sensorielles, elle percevait le bruissement des feuilles, le craquement des branches, les grognements rauques. Elle respirait la puanteur des autres… Redoutait leurs coups, leurs morsures… Elle était Juan…