— À moi de vous poser quelques questions.
— Je vous écoute.
— Quand Juan se sent observé, comment réagit-il ?
— Il devient nerveux. Il s’agite en tout sens.
— Vous tourne-t-il le dos ?
— Oui. Mais il continue à me lancer des coups d’œil.
— Attitude typique des earayás. Frappe-t-il les murs pour effrayer ceux qui s’approchent ?
— Non.
— Montre-t-il son derrière en signe de soumission ?
— La soumission est étrangère à son comportement.
— Il n’est pas obligé d’avoir intégré tous les gestes de l’espèce.
— Croyez-vous qu’il pourra réintégrer ses aptitudes cognitives ?
— Je suis éthologue. Pas psychologue.
— Juan me paraît montrer des signes d’autisme. La vie en forêt aurait-elle pu bloquer son développement mental ? Provoquer une sorte de régression ?
— Pour savoir s’il a des chances de retrouver le chemin des humains, il faudrait savoir d’où il vient. A quel âge il a quitté notre monde… Vous avez mené une enquête dans la région ?
— Pas encore.
— Je pense pour ma part à l’abandon. Juan est un enfant dont on n’a pas voulu. Un enfant qui n’a jamais été aimé.
— Pourquoi cette certitude ?
— Parce qu’un enfant choyé, nourri par ses parents, n’aurait pas survécu dans la forêt. L’endurance de Juan démontre que sa vie était déjà dure parmi les hommes. Menez votre enquête. Je suis presque sûr que vous retrouverez la trace d’un fait divers. Une histoire de violence familiale…
Jeanne arrêta sa lecture. Les lignes dansaient devant ses yeux. D’ailleurs, la transcription de l’échange était terminée. Elle regarda sa montre — une Swatch qui traînait dans son sac et qu’elle avait fixée à son poignet, en remplacement de sa Cartier.
5 heures du matin.
Elle était étonnée de n’avoir aucune nouvelle de Nicolas. Avait-il été si terrifié par leur exhumation nocturne ? Elle espérait qu’il n’était pas rentré à Antigua avec « sa » voiture… Elle se dit qu’elle allait se rafraîchir dans la salle de bains, se préparer un autre thé vert et reprendre sa lecture.
Une seconde plus tard, elle dormait profondément.
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Jeanne se réveilla en sursaut, la tête emplie par le cri horrible d’un singe hurleur. Elle se redressa et réalisa que le grognement était la sonnerie de son portable posé à côté de sa tête.
— Allô ?
— Reischenbach. Je te réveille ?
— Oui. Non.
Elle sentait son cœur cogner dans sa poitrine. Un mouvement inversé. Tourné vers l’arrière. Comme si l’organe cherchait à s’enfoncer dans sa cage thoracique. Joachim était venu dans son rêve. Ses cris. Ses mains. Ses yeux qui voyaient dans la nuit…
— Qu’est-ce que tu veux ?
— OK, rit le flic. Je te réveille. J’ai du nouveau sur le colis Fedex. Ça t’intéresse ?
Jeanne agrippa le drap et s’essuya le visage avec. La sueur, malgré le froid. L’aube se levait. Autour d’elle, des repères familiers. Une télévision. Un fauteuil. Le bois sur les murs… Le nom espagnol pour « cauchemar » — pesadilla — vint à sa rencontre, avec sa consonance légère, pour en atténuer la force, la menace latente…
— Je t’écoute. Tu sais ce que contenait le colis ?
— Un crâne.
— Quoi ?
— Le moulage d’un crâne.
Jeanne essayait de connecter les éléments, les informations, les mots. Rien ne faisait sens.
— Dis-m’en plus.
— Je ne sais rien de plus. On a parlé avec un mec de l’institut qui a vu De Almeida emballer son truc. C’est tout. Il semblerait que l’anthropologue tenait à envoyer ce moulage à Francesca Tercia. Dans quel but, on sait pas. Cela avait l’air d’avoir un lien avec les fouilles qu’il menait dans le Nordeste argentin. Mais il n’en parlait à personne. Le seul qui pourrait nous aider est un dénommé… (Il chercha dans ses notes.) Daniel Taïeb. Le directeur du laboratoire de paléo-anthropologie, à Tucumán. Mais il prépare une exposition en ce moment et il n’est jamais là.
— Sur ce crâne, tu ne sais rien d’autre ?
— Nada. Le type à qui on a parlé pense qu’il s’agissait d’un crâne d’enfant. Avec des malformations.
— Quel genre ?
— Aucune idée. J’ai rien compris. Le mec de mon groupe est brésilien et il ne parle pas très bien l’espagnol…
Jeanne pensait à Juan-Joachim. Était-ce son crâne ? Non. L’enfant était arrivé au Guatemala après l’Argentine. Était-il retourné dans le Nordeste ensuite ? Était-il mort là-bas ? Non. Joachim était toujours vivant. Joachim avait tué à Paris et à Managua.
— Donne-moi le numéro de l’institut, fit-elle.
— Je te préviens, ils sont pas…
— Je parle espagnol. Je suis dans cette histoire jusqu’au cou. File-moi le numéro !
Reischenbach s’exécuta. Jeanne nota les chiffres. Les questions bombardaient son cerveau. D’où venait, exactement, ce crâne ? Pourquoi l’avoir envoyé à Francesca ? Jeanne se souvenait que les artistes de l’atelier d’Isabelle Vioti reconstituaient des visages d’après des crânes fossiles. Francesca avait-elle utilisé la même méthode, dans son propre atelier ? Quel visage avait-elle reconstitué ? Quelle était la scène qu’elle avait représentée d’après ce vestige ?
— Tu as d’autres infos ?
— J’ai fait des recherches sur Jorge De Almeida. Difficile de piger sur quoi il bossait au juste. Il s’était marginalisé au sein de son propre labo. Il avait l’air d’être parti dans des délires…
— Quels délires ?
— Pas compris. J’ai reçu aussi son portrait photographique, comme tu me l’avais demandé.
— Tu peux me l’envoyer par mail ?
— Pas de problème. Et toi, où tu en es ?
Elle renonça à raconter. Trop d’événements. Trop d’incohérences. Trop de folie… Elle s’en sortit avec quelques formules vagues et promit de le rappeler. Reischenbach n’insista pas.
Nouveau thé. Plus aucune conscience de l’heure. Seulement ce jour gris qui se répandait dans la chambre comme les eaux d’un marigot… Elle songeait de nouveau à la maladie mise en évidence par Eduardo Manzarena. Juan avait-il été contaminé ? Ou bien était-ce le contraire ? Était-il à l’origine du mal ? Existait-il un lien avec les malformations du crâne ?
Tasse en main, elle se posta devant la porte-fenêtre. Arrêter les questions. Finir le cahier de Pierre Roberge. Et ensuite ? Elle observa les jardins de l’hôtel. Une végétation en vrac. Des bourrasques de feuilles de bananiers, de palmes arrachées… La tristesse de la pluie…
Une tristesse en appelant une autre, elle eut une certitude. Gravée pour de bon dans sa tête. Antoine Féraud était mort. Comme Eduardo Manzarena. Comme les trois victimes de Paris.
Féraud, qui avait voulu se lancer à la poursuite du père et du fils, mais qui n’avait rencontré que l’Esprit du Mal.
Elle reprit sa lecture.
Elle devait achever l’histoire de Juan-Joachim… La vérité était peut-être au bout de ces pages.
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