28 juin 1981
Aucun progrès. Malgré les observations de Carlos Estevez, ma première impression se confirme. Autisme.
J’ai commandé, par courrier, différents ouvrages. Notamment les mémoires de Jean Marie Gaspard Itard, le médecin qui a pris en charge l’enfant sauvage de l’Aveyron. Je m’obstine à penser que Juan a connu un début d’éducation humaine. Ainsi, le test du miroir. Juan n’a pas été étonné de découvrir son reflet. Et surtout, il l’a appréhendé comme tel. Cela semblait l’amuser.
31 juin 1981
Nouveaux tests, nouveaux exercices. Je parviens, très lentement, à lui apprendre la bipédie. Il fait quelques pas debout puis revient à sa position préférée : à quatre pattes, dos voûté, mains tournées vers l’intérieur. Je dois continuer mon travail. Comme l’écrit saint Paul : « L’amour prend patience… »
13 juillet 1981, fleuve Bermejo
Rio Bermejo. Le fleuve vermeil. Depuis deux jours, je navigue dans les environs de Campo Alegre. Je fais halte à chaque village. Plutôt des hameaux… Je prêche. Distribue nourriture et médicaments. Écoute. Réconforte…
Je prends conscience que l’existence de Juan n’est pas vraiment une découverte. L’enfant était connu. On l’avait repéré en plusieurs points du fleuve. Et même capturé une fois ou deux. A chaque fois, il s’est échappé.
29 juillet 1981, Campo Alegre
Des progrès en cascades. Juan marche. Mais, toujours courbé en avant, comme s’il avait peur de se redresser tout à fait. Il apprend des gestes. S’habille seul. Boit du lait dans un bol. Désigne les objets de l’index… Je le laisse circuler librement dans la cour du presbytère et j’ai réussi à le faire dormir dans un lit — en réalité, il s’installe en dessous pour trouver le sommeil.
3 août 1981
Juan va beaucoup mieux. Son poids augmente. Sa structure musculaire se développe. La bipédie est récupérée. Homo viator, spe erectus. C’est l’espoir qui maintient l’homme en chemin, en position droite et vaillante.
11 août 1981
Reçu les premiers livres que j’avais commandés, notamment le journal d’Itard. Je suis sa méthode, pratique ses exercices pédagogiques. Juan obtient de bons résultats. S’il n’y avait ce problème d’expression orale, je dirais qu’il possède l’intelligence d’un enfant de cinq ans. Pour l’instant.
Surpris un autre détail, hier. Assis au fond du jardin, Juan se balançait d’avant en arrière, comme à son habitude. Je me suis approché : il chantait. Il reproduisait une mélodie. J’ai même l’impression qu’il essayait de prononcer des paroles. Sa mémoire d’avant la forêt reviendrait-elle ?
21 septembre 1981
Le temps passe. Les progrès se multiplient. Pour la première fois, Juan a mangé de la viande. Il l’a d’abord flairée. Puis goûtée. Et dévorée. Je me suis approché pour le féliciter. Il a levé son visage. J’ai eu peur. Son regard était hanté. Comme enivré par le goût du sang. Il semblait me fixer des profondeurs de la vie animale…
10 octobre 1981
Le régime alimentaire de Juan comprend désormais un morceau de viande à chaque repas. C’est ce qu’il préfère. A tort ou à raison, je vois dans ce goût la réminiscence d’une éducation humaine. Par ailleurs, il multiplie les bons résultats, notamment avec les lettres en bois. Saura-t-il un jour écrire ?
Jeanne était déçue. Le journal de Roberge ne décrivait que les progrès d’un enfant stoppé dans son développement cognitif par une brutale plongée en forêt. Elle connaissait l’issue de cet apprentissage. Joachim était devenu un jeune homme ordinaire tout en conservant, à l’intérieur de lui, l’enfant-loup de jadis…
Pour le reste, elle ne découvrait rien sur les origines véritables de Joachim — quand l’avait-on appelé ainsi ? Rien sur son véritable père — celui qui se présentait ainsi dans le cabinet d’Antoine Féraud. Rien sur les circonstances de son abandon en forêt.
Rien sur sa nature meurtrière…
Elle passa plusieurs pages encore.
62
17 novembre 1981
Juan dessine ! Il trace des traits noirs, des X, des Y de diverses tailles. Cela pourrait être un alphabet. Ou des arbres. Ou des personnages. Il tente peut-être de représenter le monde — le peuple singe — qui l’a entouré ces dernières années… Mais un détail ne cadre pas. Si ces silhouettes représentent des carrayas, pourquoi l’un d’eux tient-il un couteau ?
26 novembre 1981
Juan a trouvé une cravate qu’il porte jour et nuit. Comme pour conjurer son passé et montrer qu’il appartient bien à la société des hommes civilisés.
Pourtant, il ne réussit toujours pas à manger avec des couverts. Quand vient l’heure du repas, il plonge dans son assiette à bras raccourcis et ne cesse de jeter des regards traqués autour de lui. Il ne mange plus que de la viande. Plus question de dattes, de graines ou d’autre chose.
29 novembre 1981
Reçu aujourd’hui une visite inattendue. Au moment même où j’avais abandonné l’idée de découvrir l’origine réelle de Juan, un homme est venu m’offrir l’information sur un plateau. Et pas n’importe quel homme ! Le colonel Vinicio Pellegrini, surnommé « El Puma », un des dirigeants de la base militaire de Campo Alegre.
Physiquement, l’homme cadre avec sa fonction. Coiffé en brosse, visage musclé, sa seule finesse provient de la monture de ses lunettes et de sa moustache taillée aux ciseaux. Pour le reste, une brute qui parle fort, rit beaucoup, dégage une impression tour à tour chaleureuse et glaciale.
Dans la région, c’est un homme tristement célèbre. El Puma a organisé ici le sinistre protocole d’ « el vuelo ». La technique consiste à endormir les prisonniers qui n’ont plus rien à dire puis à les larguer en hélicoptère dans les méandres de la lagune, afin qu’ils se noient ou qu’ils soient dévorés par les caïmans. On raconte que, d’ordinaire, ces bêtes ne mangent pas les humains. Les corps sont trop gros pour eux. Pellegrini a ordonné qu’on débite les victimes à la scie électrique et qu’on balance les morceaux à travers les marécages. Peu à peu, les caïmans y ont pris goût. On a pu reprendre le largage des corps endormis…
Quand il s’est annoncé, j’ai bien cru que mon heure était arrivée. Mais non. Pellegrini voulait des nouvelles de Juan ! Il m’a interrogé sur les conditions de sa découverte. La vérité est vite apparue : Juan vient de la base militaire. Il est le fils de Hugo Garcia, officier mort il y a trois ans avec son épouse dans un accident sur lequel Pellegrini n’a pas voulu s’étendre. Juan — que le colonel appelle « Joachim » — a échappé à cet accident et s’est enfui dans la jungle.
El Puma n’a pas demandé à le voir. Il n’a pas non plus expliqué ses intentions à propos de l’enfant. Mais il a promis de revenir…
Maintenant, je tente d’ordonner les faits. Un exemple : les silhouettes dessinées par Juan, alias Joachim (j’ai décidé de continuer à l’appeler Juan pour ne pas troubler son développement), ne sont peut-être pas les singes hurleurs mais les soldats de Campo Alegre, tortionnaires professionnels. Mais pourquoi le couteau ?