2 décembre 1981
J’ai mené une nouvelle enquête. Plus précise. On trouve mieux quand on sait ce qu’on cherche. À la gargote du village — où les soldats viennent parfois se saouler —, je n’ai pas mis longtemps à apprivoiser un caporal qui m’a raconté le secret de la forteresse. C’est Hugo Garcia lui-même, alcoolique notoire, qui a assassiné sa propre femme avant de s’ouvrir la gorge en 1978. Leur fils, Joachim, n’a eu que le temps de s’enfuir. Il n’avait que six ans… Juan est donc âgé de neuf ans. Deuxième point : Estevez avait raison, l’enfance de Juan n’a jamais été douce.
En interrogeant le militaire et en le faisant boire, j’ai appris un autre fait extraordinaire : Joachim n’est pas le fils biologique de Hugo Garcia. Il a été adopté. Ces cas ne sont pas rares ici. Il est courant que les militaires adoptent les enfants des prisonniers politiques exécutés. C’est même, paraît-il, une pratique clairement établie. Juan est donc né dans la forteresse de Campo Alegre. Garcia, sans enfant, a récupéré le bébé, mais sa femme, stérile et alcoolique, ne l’a jamais accepté. Il était un sujet de conflit récurrent dans le couple. Je n’ose imaginer l’évolution psychique de l’enfant. Orphelin, rejeté par sa famille adoptive, vivant dans une caserne où la mort et la violence sont partout…
9 décembre 1981
L’appétit de Juan ne cesse de croître. Je tente de varier ses menus mais il n’accepte plus que la viande. Plus inquiétant : on l’a surpris dans les cuisines. Il avait forcé les cadenas des frigos. Pour dévorer de la chair crue. Quand on a tenté de l’en empêcher, il a montré les dents à la manière d’un fauve. D’où lui vient ce goût du sang ?
Le reste du temps, Juan dessine. Toujours des silhouettes noires. Toujours le couteau. S’il représente ici la scène du meurtre de sa mère, pourquoi les personnages sont-ils si nombreux ? Juan ne chante plus mais j’ai l’impression qu’il est sur le point de prononcer des syllabes.
17 décembre 1981
Juan m’inquiète. A mesure que son comportement animal régresse, des traits de sa personnalité apparaissent. Des caractéristiques propres, non réductibles à son éducation chez les singes et plutôt angoissantes. Plusieurs fois, je l’ai surpris à torturer des petits animaux, apportant un véritable soin à les faire « durer ».
Il manifeste aussi une vraie violence à l’égard des autres orphelins, qui le craignent et l’évitent. Il les attaque, leur tend des pièges. Hier, il a blessé une petite fille en l’attirant aux abords de l’orphelinat, dans une sorte de fosse qu’il avait creusée. Il avait placé au fond du trou des bambous taillés, qui ont blessé la gosse à la cuisse, mais qui auraient pu tout aussi bien la tuer. Pourquoi fait-il cela ? Il n’y a que moi qui parais bénéficier de sa confiance. Et encore…
Autre pulsion dangereuse. Juan est attiré par le feu. Il peut rester des heures à observer des flammes. On l’a surpris plusieurs fois à jouer avec des allumettes. Je crains le pire de ce côté-là aussi…
Ces tendances me serrent le cœur. Avec sa cravate et sa veste noire, Juan ressemble à un petit Charlot qui abriterait une âme de démon. Je ne cesse de prier. « Mais pour vous qui craignez mon nom, dit l’Eternel, se lèvera le soleil de la justice, et la guérison sera sous ses ailes… »
26 décembre 1981
Nouvelle visite de Pellegrini. Il veut récupérer l’enfant. Il dit avoir trouvé pour lui des nouveaux parents adoptifs. Ou plutôt, semble-t-il, il a reçu des ordres. Celui qui veut adopter Juan est puissant. Un militaire, sans doute. Je pressens aussi, sans pouvoir l’expliquer, qu’un secret se cache derrière tout ça.
3 janvier 1982
Pour la nouvelle année, le Seigneur m’a offert un cadeau merveilleux. Ce matin, j’ai découvert Juan assis dans l’église, face à l’autel. Il chantait. Non pas, comme d’habitude, une vague mélodie mais une vraie chanson. Avec les paroles ! C’est la première fois que je discerne dans sa bouche des syllabes articulées. J’ai reconnu la chanson. Un succès d’il y a quelques années, que je faisais déjà chanter aux enfants de ma mission, à Bruxelles : Porque te vas, interprété par une artiste anglo-espagnole du nom de Jeanette.
Où a-t-il appris cette chanson ? Peu importe. Ma conviction — et mon espoir — reviennent en force : Joachim ne souffre pas d’un autisme irréversible. La forêt a seulement étouffé ses aptitudes humaines. Je dois le garder auprès de moi. Poursuivre son apprentissage. Sous le signe de Dieu. « L’heure vient, et elle est déjà venue où ce n’est pas ici ou là qu’il faudra adorer, mais en esprit et en vérité. »
17 janvier 1982
Juan a parlé. D’un coup. Sans effort. Je le savais. Je l’ai toujours su. Le langage existe en lui. Juan n’est pas un enfant autiste. Ou bien alors, son syndrome est ce qu’on appelle dans mes livres un « autisme de haut niveau ». Je dois maintenant attacher à ces progrès d’autres enseignements. La lecture. L’écriture. La prière. Je gagnerai, avec lui, la bataille.
25 janvier 1982
Progrès rapides. Juan ne souffre d’aucune difficulté d’élocution — bien qu’il ait tendance encore à bégayer. Les phrases se forment nettement dans sa bouche. Je commence à dialoguer avec lui. Son utilisation du langage est particulière. Il paraît incapable de parler à la première personne. Pour répondre affirmativement à une question, il la répète. D’autres fois, il prononce une série de mots en guise de réponse. Souvent, les paroles de Porque te vas. Je ne comprends pas ce que cela signifie.
Pour l’instant, ses souvenirs sont confus. Il raconte des bribes de sa vie en forêt, des fragments de son existence à la caserne. Mais tout cela se télescope. Son esprit est comme un livre ouvert, dont les pages seraient collées ensemble.
Il attribue parfois aux singes des caractéristiques humaines. Il les désigne comme des êtres parlants. D’autres fois, au contraire, il attribue à ses « parents » des rites et des habitudes qui font référence à sa vie dans les arbres. Une chose est sûre : il n’a jamais connu que la peur et la menace. Coups et fouet dans sa famille adoptive. Griffures et morsures parmi les singes.
3 février 1982
Enfin reconstitué la fuite de Juan. Une soirée violente chez les Garcia parents adoptifs. Le père, ivre mort, a commencé à frapper son épouse. D’après ce que je devine, les rapports entre l’homme et la femme, fortement alcoolisés, étaient extrêmes. Au milieu de la nuit, le père a attrapé la baïonnette de son fusil et a égorgé sa femme. Il l’a ensuite dépecée dans la cuisine. C’est cette scène que Juan a tant de fois dessinée (Hugo Garcia avait ligoté et bâillonné son fils dans la cuisine, afin qu’il assiste au « spectacle »). Mais pourquoi une foule autour du « sacrifice » ? Plus tard dans la nuit, l’officier a tenté de s’immoler avec de l’essence. Pas besoin d’être psychiatre pour deviner d’où proviennent les pulsions pyromanes de Juan…
Enfin, à l’aube, Garcia s’est tranché la gorge, d’une oreille à l’autre, oubliant son propre fils, étouffant dans la fumée — des objets brûlaient encore dans la cuisine. Juan a réussi à se libérer. Dans sa panique, il a dévalé l’escalier, traversé la cour de la caserne, rejoint la forêt. Il a couru, jusqu’à épuisement. Jusqu’à s’écrouler au pied d’un arbre. Ensuite, c’est le trou noir. Juan ne fait aucun lien entre cette fuite et sa vie auprès des singes.