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7 février 1982

Cette nuit, à la lueur des lanternes, nous avons surpris Juan dans le poulailler. Avec mon rasoir, il avait tranché la gorge des poules et buvait leur sang à même leur cou, comme à une gourde. Il avait barbouillé sur les murs les mêmes silhouettes que sur ses feuilles de dessin, avec un horrible mélange de sang et d’excréments…

Les volontaires ont peur. Certains ont déjà quitté le dispensaire. Le bruit se répand que Juan est un « fils du diable ». Je l’ai enfermé dans un réduit aveugle pour le punir. Je veux qu’il comprenne qu’il se trompe de chemin. Où va-t-il chercher ces idées ? ces pulsions ?

9 février 1982

Après deux jours de « cachot », j’ai récupéré Juan dans un triste état. Il avait déféqué partout dans la cabane, écrit sur les murs avec ses excréments. Sa chemise et son pantalon étaient encroûtés de sperme. Ses premières pollutions… Il commence donc sa puberté. Mais vers quoi son désir sexuel se tourne-t-il ?

Une idée atroce m’est venue. C’est la séance sanglante qui a provoqué son premier émoi sexuel. Je ne cesse de prier. Dieu, qui a abandonné depuis longtemps notre mission, ne pourra pas oublier Juan. J’ai honte de l’écrire, mais je considère qu’il nous doit bien cela. Sauver l’enfant au nom de tous ceux qu’il a laissés mourir ici…

24 février 1982

Juan est plus calme. L’idée d’une sorte d’infection proche de la rage fait son chemin. Mais les analyses médicales n’ont rien donné. Dois-je lui faire subir des examens plus poussés ? Buenos Aires est la seule voie possible.

3 mars 1982

Le colonel Pellegrini est réapparu. C’est officiel. « Joachim », comme il l’appelle, va être adopté par une personnalité importante. Sans doute un homme proche du pouvoir. Je dois fuir avec Juan. Je dois sauver son âme.

11 mars 1982

Juan a mordu au sang un garçon handicapé que nous avions recueilli il y a plusieurs mois. Nous avons soigné la plaie. Si Juan souffre d’une affection, existe-t-il un risque de contagion ? Un autre soupçon apparaît, lié à sa faim de viande. Le cannibalisme…

Le même jour, j’ai découvert un sanctuaire près du lieu où Juan avait emmené sa victime. Une construction étrange, faite d’os d’animaux, de pierres, de brindilles. Certains éléments rappelaient les signes de son alphabet. Juan paraît suivre les règles d’une cérémonie. Où les a-t-il apprises ?

13 mars 1982

Pellegrini est revenu. Le dossier administratif est prêt. Le père adoptif est l’amiral Alfonso Palin, un des membres du gouvernement militaire d’Argentine. Un bourreau qui compte parmi les hommes les plus dangereux du pays. Pourquoi Palin veut-il adopter Juan et pas un autre ? La dictature laisse chaque jour des centaines d’orphelins. Pourquoi avoir choisi Juan ? Est-ce justement son histoire qui l’intéresse ? Sa violence ?

J’ai contacté la Maison de Saint-Ignace, à Bruxelles. Je peux, si je le décide, partir au plus vite dans une autre mission, au Guatemala.

21 mars 1982

Si j’avais encore des doutes, ils ont été levés la nuit dernière. juan est cannibale. Il a été retrouvé dans le cimetière derrière le dispensaire où nous enterrons nos morts. Juan a déterré plusieurs corps — les plus récents — et en a dévoré des parties. Je peine à décrire ce que j’ai vu. L’enfant a fracassé à coups de pierre les crânes afin d’atteindre leur cerveau et d’en sucer la substance. Il a brisé les os des membres pour en aspirer la moelle. Comment connaît-il ces techniques ? Avait-il déjà goûté de la chair humaine ?

Partir. Quitter la mission. Sauver Juan. Ici, le climat de haine ne cesse de s’amplifier. Je crains qu’on veuille maintenant lyncher l’enfant, qui passe pour « possédé »… Mon dilemme : quitter les gamins de l’orphelinat, les malades du dispensaire, tous innocents, pour tenter de sauver Joachim, qui multiplie les actes violents et coupables. Mais n’est-ce pas là le sens de notre mission ? Je me répète ces paroles de Jésus : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »

63

Jeanne cessa sa lecture. Ses mains tremblaient. Trop tôt encore pour confronter chaque élément de ce journal, le passé, aux faits de sa propre enquête, le présent. Mais l’évidence des liens hurlait entre les lignes. L’histoire de Juan, malgré ses trous et ses zones d’ombre, offrait un début d’explication aux meurtres qui avaient ensanglanté la capitale parisienne… 11 heures du matin.

Le jour malveillant restait noyé dans une clarté glauque d’aquarium. Tant mieux. Elle reprit sa lecture. Passa plusieurs pages où Roberge donnait des précisions sur son voyage jusqu’au Guatemala. Ensuite, il revenait au temps présent, octobre 1982, à la mission San Augusto, Panajachel, Guatemala.

Le moment de la tragédie.

Le matin du 18 octobre 1982, Juan avait disparu. On l’avait retrouvé le lendemain, vêtements déchirés, plongé dans un mutisme complet. « Quasiment dans le même état qu’un an auparavant », écrivait le religieux, désespéré.

Ensuite, le corps à moitié dévoré de la jeune Indienne avait été découvert dans une baraque à demi brûlée. Le tueur avait tenté d’effacer son crime par le feu…

Cannibalisme. Pyromanie. Pierre Roberge n’avait aucun doute sur l’identité de l’assassin. Ni sur les conclusions de l’enquête : Juan, qui possédait ici aussi la réputation d’ « enfant du diable », serait rapidement accusé. Arrêté. Interné. Ou exécuté. Roberge ne voulait pas d’une telle issue. « Je sais ce qu’il me reste à faire », écrivait-il en conclusion le 22 octobre.

Le jésuite s’était accusé du meurtre et avait contacté le colonel Pellegrini pour qu’il vienne récupérer l’enfant à Atitlán. D’une certaine façon, c’était la victoire du mal. Non seulement Roberge n’avait pas réussi à guérir Juan, mais il le confiait à un bourreau sanguinaire. Pour une raison évidente : Juan/Joachim avait désormais besoin de protection face aux lois. Sa carrière criminelle ne faisait que commencer. Or son père adoptif pourrait le placer au-dessus de la justice humaine en Argentine.

Le projet de Roberge avait échoué. Personne ne l’avait cru. Et son arrestation survenait dans une conjoncture particulière : les Ladinos devaient lever le pied sur les persécutions religieuses sous peine de voir leurs appuis internationaux tomber. Le prêtre s’était retrouvé libre. En pleine détresse, il avait décidé de se suicider afin d’emporter ses secrets dans la tombe. Entre-temps, il avait réussi à confier Juan à Alfonso Palin en personne.

Une certitude maintenant : le vieil Espagnol du cabinet d’Antoine Féraud était l’amiral tortionnaire. Dans mon pays, c’était une pratique très courante. Tout le monde faisait ça. Il parlait de l’adoption par des militaires des enfants de leurs victimes.