Выбрать главу

Avant de disparaître, le jésuite avait voulu achever sa confession. Au fil des semaines, des mois et des indices, l’homme avait compris la clé du destin de Juan.

Une clé hallucinante.

24 octobre 1982, San Augusto

Il est temps pour moi de sceller l’histoire de Juan. D’écrire noir sur blanc son secret. J’ai relu mes notes d’Argentine et je me dis que j’ai été bien naïf. Les questions qui n’ont cessé de s’accumuler autour de son histoire, prises ensemble, dessinent une réponse unique.

D’où viennent la violence, la cruauté, la rage de Juan ? Cette faim de viande humaine ? Ces rites qu’il organise avec précision comme s’il les avait déjà vus ? Cet alphabet étrange qui paraît être celui d’une langue primitive ?

Il ne s’agit ni d’autisme, ni d’un virus mystérieux, IL S’AGIT D’UN APPRENTISSAGE. Une éducation qui lui a été donnée au fond de la jungle. Une culture qui ne provient ni de ses parents adoptifs, ni des singes hurleurs.

Juan n’a pas rencontré un virus dans la forêt. Il a rencontré un peuple.

Impossible de développer cette hypothèse. Quel clan aurait pu lui inculquer de telles traditions ? Une tribu primitive ? Jamais personne ne m’a parlé d’autres ethnies que les Tobas, les Pilagas ou les Wichis dans la région de Campo Alegre. Et ils vivent depuis longtemps comme tous les paysans argentins.

Alors qui ? QUOI ? Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de tels êtres ? Pourquoi aucun villageois de Campo Alegre n’a-t-il croisé une de ces créatures, si elles existent ? Une conviction : ces barbares, Juan les dessine depuis son arrivée à la mission. Ces traits noirs qui sont à la fois des figures humaines et les signes d’un langage occulte.

« La forêt, elle te mord » : tel est le message.

La forêt cache un peuple sauvage, mi-hommes, mi-bêtes.

D’une certaine façon, je regrette de ne plus être à Campo Alegre pour chercher. M’enfoncer sur les traces de Juan, dans la Selva de las Aimas. Mais il est trop tard. Pour moi. Pour Juan.

Je dois abandonner l’enfant à son destin. Je prie pour que l’amiral le protège et que son âme emprunte, malgré tout, un juste chemin… Quant à moi…

Comme dit Jacob à Dieu dans la Genèse : « Où fuirai-je loin de ta face ? Si je gravis les Cieux, tu es là, qu’aux Enfers je me couche, te voici. »

Jeanne s’arrêta de nouveau. Complètement sonnée. La découverte de Pierre Roberge résolvait, d’un seul coup, la plupart des énigmes de sa propre enquête.

Une horde primitive…

Un clan jailli des ténèbres…

C’était précisément le mobile commun aux meurtres de Juan/ Joachim… LE SANG… LE CRÂNE…

Un peuple qui présentait des caractéristiques physiques non humaines. Midi.

Dehors, la pluie avait repris, enfonçant l’univers dans un bourbier sans couleur. Vérifier. Confirmer. Valider. Jeanne rouvrit son cellulaire et composa le numéro de portable de Bernard Pavois.

Quatre sonneries puis la voix placide du bouddha.

— Vous êtes encore au laboratoire ? attaqua Jeanne.

— Oui.

— Je me suis plantée la dernière fois que je vous ai appelé. L’échantillon de sang reçu par Nelly n’abritait ni virus ni microbes ni parasites.

— Ça ne tenait pas debout.

— L’homme de Managua l’a envoyé à Nelly pour qu’elle établisse un caryotype. C’est possible à partir d’une goutte de sang, non ?

— Oui. Que devait révéler ce caryotype ?

— Une anomalie.

— De quel genre ?

— Un profil chromosomique nouveau. Ou très ancien. Différent de celui de l’espèce humaine.

— Je ne comprends pas.

— Vous m’avez dit lors de notre deuxième rendez-vous que le caryotype de l’homme de Néandertal comportait 48 chromosomes.

— C’est ce que j’ai lu, oui, mais je ne suis pas spécialiste.

— Je pense à ce genre d’anomalies.

— Vous délirez.

— Cherchons plutôt des preuves pratiques de la manipulation de Nelly. La mise en culture d’un échantillon laisse une trace dans l’ordinateur, non ?

— Pas la mise en culture. La photographie de la métaphase, l’étape suivante. Pour faire cette photo, on doit ouvrir un dossier et lui assigner un numéro de référence. Un numéro à dix chiffres. Ineffaçable.

— Vous pouvez donc repérer la trace d’une telle analyse dans la mémoire informatique du programme central ?

— Je ne peux retrouver qu’une liste de références.

— Mais le chiffre comporte la date de l’analyse.

— La date, oui. Et l’heure de l’utilisation de l’ordinateur.

— Nelly a reçu l’échantillon le 31 mai. Admettons qu’elle ait commencé la mise en culture le soir même. Combien de temps aurait duré cette culture ?

— Pour le sang, c’est plus rapide que pour le liquide amniotique. Trois jours.

— Le 3 juin au soir, donc, Nelly revient vers sa culture. Et elle utilise l’ordinateur.

— Non. Il faut encore compter 24 heures de travail avant la métaphase.

— Nous arrivons au 4 juin. Ce soir-là, Nelly ouvre un dossier. Donne un numéro à son fragment. Photographie les chromosomes. Pourriez-vous chercher une référence cette nuit-là ? Une référence qui ne renverrait à aucun nom de patiente ? Ni même à aucune photographie ? A mon avis, Nelly a imprimé le cliché et effacé l’image derrière elle.

Elle entendait déjà le claquement des touches de l’ordinateur.

— J’ai la référence, murmura Pavois au bout de quelques secondes. On a utilisé le matériel à 1 h 24 du matin. Le 5 juin, donc. Mais je n’ai rien d’autre. Pas de nom, pas d’image. On a tout effacé. Sauf ce numéro, indélébile.

— Nelly n’a gardé que le tirage. Et elle est morte à cause de cette image.

— Comment en êtes-vous sûre ?

— Le 5 juin, c’est la date de son meurtre, aux environs de 3 heures du matin. Le tueur a surpris Nelly, l’a éliminée et a emporté le dossier.

Silence. Pavois reprit :

— Ce caryotype, que représente-t-il au juste ?

— Je vous le répète. Il appartient à une famille d’hommes différente.

— C’est absurde.

— Nelly est morte à cause de cette absurdité.

— Pourquoi ne m’en a-t-elle pas parlé ?

— Parce qu’elle connaissait votre réponse. Elle attendait d’avoir des résultats concrets.

Le cytogénéticien n’ajouta rien. Il regrettait sans doute de n’avoir pas inspiré plus confiance à sa compagne. De ne pas avoir mené ses recherches auprès d’elle. Elle aurait peut-être alors échappé au tueur… Jeanne n’avait ni le temps de le consoler ni de le détromper. Elle le remercia et raccrocha.

Elle composa le numéro argentin que Reischenbach lui avait donné : l’institut agronomique de Tucumán. Daniel Taïeb, le directeur du département de fouilles paléontologiques, n’était pas là. Jeanne laissa ses coordonnées et demanda qu’il la rappelle. Sans grand espoir.

Dehors, la pluie continuait. La jungle, rendue cinglée par le vent. La vérité, plus cinglée encore… Il fallait qu’elle parle à quelqu’un. Qu’elle explique à voix haute ce qu’elle venait de comprendre.