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Reischenbach.

Le flic n’avait pas sitôt décroché que Jeanne lui déballait toute l’histoire. La découverte de Juan, l’enfant-loup, en 1981, dans la forêt des Mânes. Son retour dans le monde des hommes. Son apprentissage. Puis l’enquête que Pierre Roberge avait menée pour remonter son histoire.

Pour établir ceci :

Juan, neuf ans, n’avait pas été élevé par des singes hurleurs mais par les héritiers d’un peuple primitif n’appartenant à aucune ethnie de cette province d’Argentine.

— Tu crois pas que tu pousses un peu, non ? fit le flic, incrédule.

— Ce peuple différent est le mobile des meurtres parisiens.

— Ben voyons.

— Juan, l’enfant-loup, est devenu Joachim, un avocat de trente-cinq ans vivant à Paris. En apparence, rien ne le distingue d’un Parisien bon teint, mais il abrite en son for intérieur un enfant sauvage. Un cannibale qui protège le secret de son peuple. Quand il a su que ce secret était menacé, il est entré en action.

Le silence de Reischenbach s’étirait. Elle continua :

— Manzarena, le banquier du sang, avait mis la main sur un échantillon sanguin du clan. Il l’a envoyé à Nelly Barjac pour qu’elle établisse son caryotype. Manzarena était un obsédé de la préhistoire — et de l’origine du mal chez l’homme. Nelly Barjac reçoit l’échantillon le 31 mai. Le temps qu’elle procède aux manipulations nécessaires, elle obtient ses résultats dans la nuit du 4 au 5 juin. Cette même nuit, Joachim lui rend visite. Il la tue et emporte échantillons et analyses.

— Comment a-t-il su que Nelly travaillait là-dessus ?

— Je ne sais pas encore. A mon avis, Nelly connaissait Joachim. Il s’occupe de plusieurs associations humanitaires sud-américaines. Ils ont eu un contact. Elle savait qu’il était originaire du Nordeste argentin. Elle lui a parlé de cette histoire, même à demi-mot. Cela lui a coûté la vie.

— Nous avons checké tous ses contacts téléphoniques, tous ses mails.

— Il y a eu une autre relation. Peut-être simplement de vive voix. Joachim a compris le danger. Il est venu faire le ménage.

— Pourquoi aurait-il tué aussi Marion Cantelau ?

— Aucune idée. Mais il existe un lien entre les enfants autistes du centre et Joachim. Marion menaçait le secret, d’une autre façon. J’en suis sûre.

— Et Francesca Tercia ?

— Pour elle, c’est clair. Elle avait reçu le crâne de De Almeida. Ce vestige doit appartenir à la préhistoire du peuple de la forêt. Souviens-toi : le fossile comporte des difformités. Sans doute les caractères simiesques d’une famille d’hominidés très ancienne. François Taine avait compris tout ça.

— C’est un génie, fit Reischenbach, sceptique.

— Il n’avait aucun mérite. Il avait vu la sculpture.

— Quelle sculpture ?

— La reconstitution que Francesca avait réalisée d’après le crâne. Sur ce coup, j’ai fait une erreur. J’ai cru que l’œuvre appartenait à la veine personnelle de la sculptrice. En réalité, elle se livrait à une reconstitution anthropologique d’après le crâne du paléo-anthropologue. Dans la pure tradition de l’atelier de Vioti. Elle travaillait chez elle, en secret, parce qu’il s’agissait d’un véritable scoop… Quand j’ai tenté de sauver François des flammes, j’ai aperçu la statue — il l’avait volée chez Francesca. Elle brûlait mais j’ai pu voir qu’il s’agissait d’un petit homme aux allures de singe…

— Il y a toujours le même os. Sans jeu de mots. Comment Joachim était-il au courant des travaux de Francesca ?

— Joachim et Francesca se connaissaient. Ils sont tous les deux argentins.

— L’Argentine, c’est grand.

— A Paris, il n’y a pas tant d’Argentins que ça.

Nouveau silence. Reischenbach cogitait.

— Donc, nous avons trois meurtres cannibales, commis par un fou qui se prend pour un homme préhistorique. Un cinglé dont le mobile se résumerait à une goutte de sang et un crâne ?

— Pas n’importe quel sang. Pas n’importe quel crâne. Des vestiges qui démontrent l’existence d’un peuple héritier d’un clan très ancien. Le crâne, par exemple, doit ressembler aux ossements des Proto-Cro-Magnons qu’on a découverts au Moyen-Orient ou en Europe.

— Comme celui-ci ?

Jeanne se pétrifia. Un crâne venait d’atterrir sur son lit. Dans le même temps, une voix avait retenti dans son dos. Dans sa chambre.

Durant une seconde, elle fixa l’os aux orbites noires. Il était anormalement blanc et paraissait être en plastique. Un moulage.

— Jeanne, tu es là ?

Elle ne répondit pas au flic. Lentement, elle se retourna vers la voix.

— Jeanne ?

— Je te rappelle, fit-elle dans un murmure.

Dans l’encadrement de la porte, se tenait Antoine Féraud.

Hirsute. Dépenaillé. Trempé.

Mais pour un mort, il avait plutôt bonne mine.

64

Nouvel orage. Des éclairs déchiraient le demi-jour du dehors, créant de violents clairs-obscurs, qui inversaient les contrastes en une fraction de seconde. Des négatifs du réel…

Jeanne n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Antoine Féraud prit la parole. En un instant, elle retrouva le timbre des enregistrements numériques. Le charme. La douceur. La bienveillance. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas eu aussi chaud.

Le psychiatre posa ses questions. Il voulait savoir pourquoi elle était venue ici, au Guatemala. Et avant cela, au Nicaragua.

Féraud savait donc tout.

Et en même temps rien.

Au lieu de répondre, elle le provoqua :

— Vous me suivez ?

— Vous ne croyez pas que vous inversez les rôles ? fit-il en souriant.

— Je ne vous ai pas suivi.

— Bien sûr. Je sais ce que vous cherchez. Ce que je ne sais pas, c’est comment vous avez pu vous foutre dans ce guêpier. Dans mon guêpier.

Le temps des mensonges, des impostures, des hypocrisies, était révolu.

— Un thé en bas, ça vous dit ? demanda-t-elle.

Quelques minutes plus tard, ils étaient installés sous la véranda vitrée, tandis que la piscine de l’hôtel crépitait sous la pluie. Les mains serrées sur sa tasse, Jeanne se décida pour une version complète de l’histoire. Son histoire. Sans mensonge ni ellipse. Elle balança tout. Depuis la sonorisation du cabinet jusqu’à l’exhumation du journal intime de Pierre Roberge. Je remuerai les enfers…

En conclusion, elle résuma : le tueur parisien s’appelait Joachim Palin. Il était le fils adoptif d’Alfonso Palin, amiral sanguinaire des dictatures argentines. Il avait tué trois fois à Paris, une fois à Managua, pour protéger son secret : l’existence d’héritiers d’un peuple des premiers âges, au fond d’une forêt argentine…

Durant plus d’une heure, Antoine Féraud l’avait écoutée en silence. Sans toucher sa tasse de thé. Il ne semblait ni choqué par l’idée qu’on l’ait mis sur écoute — pour de banales « histoires de cul » —, ni effrayé par la détermination de Jeanne. De son côté, elle retrouvait ce visage qui l’avait tant frappé lors de l’exposition des Viennois. Une délicatesse, une harmonie dans les traits, qui coïncidaient avec sa voix et sa sollicitude. Mais elle tiquait encore sur une certaine mollesse de l’expression. Cette figure ne cadrait pas avec la volonté requise pour une telle enquête.