— Le crâne ?
— Oui. Et d’autres vestiges fossiles.
— En quoi ces ossements sont-ils révolutionnaires ?
— Ils appartiennent à des Homo sapiens sapiens archaïques. Le crâne en question porterait les caractéristiques des Proto-Cro-Magnons : menton fuyant, arcades saillantes, mâchoires avancées… Ces traits simiesques prouveraient la présence d’un « brouillon d’homme » sur le continent américain il y a 300 000 ans.
— C’est impossible, fit Jeanne, se rappelant le résumé chronologique d’Isabelle Vioti. Les Homo sapiens sapiens sont arrivés en Amérique beaucoup plus tard.
— C’est ce que m’a expliqué le chercheur. Mais il y a plus fou. De Almeida prétendait avoir déterminé l’âge réel de ces vestiges fossiles. Notamment du crâne.
— Et alors ?
— Il n’a pas vingt ans.
Jeanne ne comprit pas. Ou plutôt, ne voulut pas comprendre. Elle pressentait pourtant cette vérité depuis plusieurs heures. Antoine Féraud enfonça le clou :
— Ces Proto-Cro-Magnons existent toujours, Jeanne. Ils survivent au fond de la forêt des Mânes.
III
LE PEUPLE
65
Elle tourna la tête et regarda par le hublot. L’aile de l’avion s’inclinait vers la ville immense qui apparaissait à travers les nuages : Buenos Aires. Jeanne aurait aimé profiter à plein de ce retour — la capitale argentine avait été son grand coup de foudre lors de son périple d’étudiante. Mais elle n’avait pas l’esprit libre. Son cerveau était monopolisé par l’hypothèse incroyable qui avait clôturé le chapitre Amérique centrale : l’existence d’un peuple primitif, au fond d’une lagune du Nordeste, en pleine époque contemporaine.
Les signes étaient là. Les preuves, peut-être, même… Mais Jeanne ne pouvait accepter une telle possibilité. Question de bon sens. On parlait bien, de temps à autre, dans les magazines, à la télévision, de tribus totalement coupées du monde civilisé. Des indigènes qui n’avaient soi-disant jamais vu « l’homme blanc ». En Amazonie. En Papouasie. En Nouvelle-Guinée. Mais Jeanne avait assez voyagé pour savoir que de telles découvertes n’étaient plus possibles. Pas à l’heure des satellites. De la déforestation. Des exploitations minières forcenées…
Un autre fait la troublait. Le peuple de la forêt des Mânes, s’il existait, n’était pas un simple groupe archaïque. C’était un fragment violent, cruel, maléfique, de l’humanité. Des créatures cannibales vénérant des divinités obscures, dont le mode d’existence était fondé sur la barbarie et le sadisme. Des tueurs dévoyés, sacrifiant des Vénus au cours de cérémonies sorties tout droit d’un film d’horreur.
Le choc du tarmac stoppa ses pensées.
Débarquement. Douanes. Récupération des bagages. Jeanne et Féraud avaient décidé, la veille, d’unir leurs efforts. Sans discuter. Ni envisager les dangers de l’aventure. Ils avaient simplement décrété que leur prochaine étape était Buenos Aires. Ils étaient rentrés à Guatemala City avec la voiture de Féraud — Jeanne n’avait plus eu de nouvelles de Nicolas. Le soir même, ils avaient filé à l’aéroport La Aurora et attrapé un vol pour Miami. Après quelques heures de sommeil dans un hôtel-dortoir, ils avaient réussi à embarquer sur le vol de 7 h 15 du matin pour Buenos Aires, avec la compagnie Aerolinas Argentinas.
Ils avaient eu le temps d’échanger leurs CV. Jeanne s’était montrée sous son meilleur jour, occultant tout ce qui pouvait avoir l’air lugubre dans sa vie. Dans l’ordre : l’assassinat de sa sœur aînée, son obsession pour la violence, sa mère gâteuse, sa propre dépression, son incapacité à garder un jules plus de quelques mois… Antoine Féraud avait fait mine de croire cette version enchantée, soupçonnant sans doute quelques petits arrangements. Après tout, le non-dit, c’était son boulot.
Lui affichait un destin sans histoire. Mais dans une version surdouée. Enfance bourgeoise à Clamart. Bac à dix-sept ans. Diplôme de médecine à vingt-trois. Internat achevé à vingt-six puis doctorat en psychiatrie. Plus tard, Féraud avait été maître assistant à la faculté de Sainte-Anne et avait occupé un poste de psychiatre dans le même hôpital. Depuis cinq ans, il s’était orienté vers le privé, ne conservant qu’une consultation hebdomadaire à Sainte-Anne. Il n’avait pas ouvert son cabinet pour l’argent mais pour ce qu’il appelait le « terrain intime ». Il observait, fouillait, soignait au quotidien les névroses ordinaires des Parisiens.
Pour le reste, rien de notable. A trente-sept ans, Antoine Féraud n’avait pas d’épouse, pas de maîtresse, pas d’ex. C’est du moins ce qu’il racontait. Sa seule et unique passion était son métier. Il vivait pour la psychiatrie, la psychanalyse et cette fameuse « mécanique des pères » dont il avait déjà parlé à Jeanne. Derrière chaque crime, il y a la faute d’un père… Dans ce domaine, Joachim constituait un cas d’école. Mais qui était son père œdipien ? Hugo Garcia ? le clan de la forêt ? Alfonso Palin ? ou encore son père biologique, sans doute un prisonnier politique éliminé dans les geôles de Campo Alegre ? Une certitude : Joachim était marqué par la pure violence. Il était né par elle. Et existait pour elle.
Jeanne avait écouté Féraud. À mesure qu’il parlait et s’agitait, il ressemblait de moins en moins à l’homme de ses rêves. Il paraissait jeune, fiévreux, désordonné. Et surtout : inconscient. Il ne mesurait pas dans quelle aventure il s’était lancé. Armé de ses théories et de ses connaissances psychiatriques, il n’avait pas saisi qu’il évoluait désormais dans la vraie vie — avec un vrai tueur et de vraies victimes. Le terrain familier de Jeanne. Elle craignait maintenant qu’il ne soit plutôt un poids qu’un atout pour la suite de l’enquête…
Ils sortirent de l’aéroport Eizeiza. Cherchèrent un taxi. Dès ses premiers pas à l’air libre, Jeanne reçut un choc. 10 heures du matin. Le soleil. La qualité inexprimable de l’air… Au mois de juin, en Argentine, on est en hiver. Mais l’hiver préserve ici un versant solaire.
Tout près d’elle, un flic prononça quelques mots avec l’accent chantant, chaleureux du pays. Ce fut comme si une bulle de bande dessinée s’était échappée de ses lèvres. Un sillage d’étoiles, de paillettes, d’étincelles… D’un coup, malgré l’enquête, malgré le goût de mort au fond de chaque fait, elle se trouva propulsée aux confins de la joie. De l’autre côté du monde…
Taxi. Au fil de l’autoroute, la ville émergeait lentement de la forêt. Plate et grise comme une mer. Elle miroitait, scintillait, palpitait. Plus précisément, les cités claires, les maisons blanches se dessinaient parmi les bouillonnements de verts. Toujours étroites, percées de quelques fenêtres. Le tableau évoquait une ville construite en morceaux de sucre d’une élégance éthérée.
Avenue 9 de Julio. L’axe principal de Buenos Aires offrait un catalogue complet de l’architecture de la capitale. Constructions grandioses mêlant les styles, les époques, les matériaux. Arbres foisonnants, nobles et feuillus : tipuanas, sycomores, lauriers effleurant les façades de leurs ombres légères. Toute la ville vibrait. Evoquait un claquement de cymbales dans le soleil d’hiver.
Jeanne ne voyait pas que cela. Au fil des rues, des bâtiments, des porches, ses souvenirs revenaient. Le parfum des chèvrefeuilles brassé par le vent tiède du printemps. Les brumes bleu et mauve des jamcamndas aux feuilles plus légères que les fleurs de coton. La rumeur des voitures, le soir, qui faisait corps avec la nuit sur la place San Marin, au pied des lauriers géants…