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Aujourd’hui, évidemment, il jugeait les choses assez différemment. Il savait que la guerre n’était rien d’autre qu’une immense loterie à balles réelles dans laquelle survivre quatre ans tenait fondamentalement du miracle.

Et finir enterré vivant à quelques encablures de la fin de la guerre, franchement, ce serait vraiment la cerise.

Pourtant, c’est exactement ce qui va arriver.

Enterré vivant, le petit Albert.

La faute à « pas de chance », dirait sa mère.

Le lieutenant Pradelle s’est retourné vers sa troupe, son regard s’est planté dans celui des premiers hommes qui, à sa droite et à sa gauche, le fixent comme s’il était le Messie. Il a hoché la tête et pris sa respiration.

Quelques minutes plus tard, légèrement voûté, Albert court dans un décor de fin du monde, noyé sous les obus et les balles sifflantes, en serrant son arme de toutes ses forces, le pas lourd, la tête rentrée dans les épaules. La terre est épaisse sous les godillots parce qu’il a beaucoup plu ces jours-ci. À ses côtés, des types hurlent comme des fous, pour s’enivrer, pour se donner du courage. D’autres, au contraire, avancent comme lui, concentrés, le ventre noué, la gorge sèche. Tous se ruent vers l’ennemi, armés d’une colère définitive, d’un désir de vengeance. En fait, c’est peut-être un effet pervers de l’annonce d’un armistice. Ils en ont subi tant et tant que voir cette guerre se terminer comme ça, avec autant de copains morts et autant d’ennemis vivants, on a presque envie d’un massacre, d’en finir une fois pour toutes. On saignerait n’importe qui.

Même Albert, terrorisé par l’idée de mourir, étriperait le premier venu. Or, il y a eu pas mal d’obstacles ; en courant, il a dû dériver sur la droite. Au début, il a suivi la ligne fixée par le lieutenant, mais avec les balles sifflantes, les obus, on zigzague, forcément. D’autant que Péricourt qui avançait juste devant lui vient de se faire faucher par une balle et s’est écroulé quasiment dans ses pattes, Albert n’a eu que le temps de sauter par-dessus. Il perd l’équilibre, court plusieurs mètres sur son élan et tombe sur le corps du vieux Grisonnier, dont la mort, inattendue, a donné le signal de départ à cette ultime hécatombe.

Malgré les balles qui sifflent tout autour de lui, en le voyant allongé là, Albert s’arrête tout net.

C’est sa capote qu’il reconnaît parce qu’il portait toujours ce truc à la boutonnière, rouge, ma « légion d’horreur », disait-il. Ce n’était pas un esprit fin, Grisonnier. Pas délicat, mais brave type, tout le monde l’aimait bien. C’est lui, pas de doute. Sa grosse tête s’est comme incrustée dans la boue et le reste du corps a l’air d’être tombé tout en désordre. Juste à côté, il reconnaît le plus jeune, Louis Thérieux. Lui aussi est en partie recouvert de boue, recroquevillé, un peu dans la position du fœtus. C’est touchant, mourir à cet âge-là, dans une attitude pareille…

Albert ne sait pas ce qui lui prend, une intuition, il attrape l’épaule du vieux et le pousse. Le mort bascule lourdement et se couche sur le ventre. Il lui faut quelques secondes pour réaliser, à Albert. Puis la vérité lui saute au visage : quand on avance vers l’ennemi, on ne meurt pas de deux balles dans le dos.

Il enjambe le cadavre et fait quelques pas, toujours baissé, on ne sait pas pourquoi, les balles vous attrapent aussi bien debout que courbé, mais c’est un réflexe d’offrir le moins de prise possible, comme si on faisait tout le temps la guerre dans la crainte du ciel. Le voici devant le corps du petit Louis. Il a serré ses poings près de sa bouche, comme ça, c’est fou ce qu’il a l’air jeune, quoi, vingt-deux ans. Albert ne voit pas son visage tout maculé de boue. Il ne voit que son dos. Une balle. Avec les deux balles du vieux, ça fait trois. Le compte y est.

Lorsqu’il se relève, Albert est encore tout hébété de cette découverte. De ce que ça veut dire. À quelques jours de l’armistice, les gars n’étant plus très pressés d’aller chatouiller les Boches, la seule manière de les pousser à l’assaut, c’était de les foutre en pétard : où était donc Pradelle lorsque les deux gars se sont fait tirer dans le dos ?

Bon Dieu…

Stupéfié par ce constat, Albert se retourne et découvre alors, à quelques mètres, le lieutenant Pradelle qui se rue sur lui en courant aussi vite que lui permet son harnachement.

Son mouvement est déterminé, sa tête parfaitement droite. Ce qu’Albert voit, surtout, c’est son regard clair et direct, au lieutenant. Totalement résolu. Tout s’éclaire d’un coup, toute l’histoire.

C’est à cet instant qu’Albert comprend qu’il va mourir.

Il tente quelques pas, mais plus rien ne marche, ni son cerveau, ni ses jambes, rien. Tout va trop vite. Je vous l’ai dit, ça n’est pas un rapide, Albert. En trois enjambées, Pradelle est sur lui. Juste à côté, un large trou béant, un trou d’obus. Albert reçoit l’épaule du lieutenant en pleine poitrine, il en a le souffle coupé. Il perd pied, tente de se rattraper et tombe en arrière, dans le trou, les bras en croix.

Et à mesure qu’il s’enfonce dans le vase, comme au ralenti, il voit s’éloigner le visage de Pradelle et ce regard dans lequel il comprend maintenant tout ce qu’il y a de défi, de certitude et de provocation.

Arrivé au fond de la fosse, Albert roule sur lui-même, à peine freiné par son barda. Il s’empêtre les jambes dans son fusil, réussit à se relever et se colle aussitôt à la paroi pentue, comme s’il s’adossait précipitamment à une porte dans la crainte d’être entendu ou surpris. Planté sur ses talons (la terre argileuse glisse comme un savon), il tâche de reprendre sa respiration. Ses pensées, brèves et désordonnées, retournent sans cesse au regard glacé du lieutenant Pradelle. Au-dessus de lui, la bataille semble s’être démultipliée, le ciel est constellé de guirlandes. La voûte laiteuse s’illumine de halos bleus ou orangés. Les obus, dans les deux sens, tombent comme à Gravelotte dans un fracas dense et ininterrompu, un tonnerre de sifflements et d’explosions. Albert lève les yeux. Là-haut, campée en surplomb au bord du trou comme l’ange de la mort, se découpe la haute silhouette du lieutenant Pradelle.

Albert a l’impression d’avoir chuté longtemps. En fait, il y a quoi, entre eux, deux mètres, tout au plus. Moins, sans doute. Mais c’est toute la différence. Le lieutenant Pradelle est en haut, les jambes écartées, les mains solidement plantées sur son ceinturon. Derrière lui, les lueurs intermittentes du combat. Il regarde tranquillement au fond du puits. Immobile. Il fixe Albert, un vague sourire sur les lèvres. Il ne fera pas un geste pour le sortir de là. Albert en suffoque, son sang ne fait qu’un tour, il attrape son fusil, glisse, se rattrape de justesse, épaule, mais lorsque son arme est enfin dressée vers le bord, plus personne. Pradelle a disparu.

Albert est seul.

Il lâche son fusil et tente de retrouver un second souffle. Il ne devrait pas attendre et tout de suite escalader la pente de l’entonnoir, courir après Pradelle, lui tirer dans le dos, lui sauter à la gorge. Ou rejoindre les autres, leur parler, crier, faire quelque chose, il ne sait pas vraiment quoi. Mais il se sent très fatigué. L’épuisement vient de le gagner. Parce que tout ça est tellement bête. C’est comme s’il avait posé sa valise, comme s’il était arrivé. Il voudrait remonter là-haut qu’il ne le pourrait pas. Il était à deux doigts d’en finir avec cette guerre et le voilà au fond du trou. Il s’effondre plus qu’il ne s’assoit et se prend la tête dans les mains. Il tente d’analyser correctement la situation, mais son moral vient de fondre d’un seul coup. Comme un sorbet. Un de ceux que Cécile adore, au citron, qui lui font grincer les dents avec une mimique de petit chat, qui donne à Albert l’envie de la serrer contre lui. Justement, Cécile, sa dernière lettre remonte à quand ? C’est ça aussi qui l’a épuisé. Il n’en a parlé avec personne : les lettres de Cécile sont devenues moins longues. Comme c’est bientôt fini, la guerre, elle lui écrit comme si c’était complètement fini, que ça n’était plus la peine de s’étendre. Pour certains qui ont des familles entières, ça n’est pas pareil, il y a toujours des lettres qui arrivent, mais pour lui, qui n’a que Cécile… Il y a bien sa mère aussi, mais elle est plus fatigante qu’autre chose. Ses lettres ressemblent à sa conversation, si elle pouvait tout décider à sa place… C’est tout ça qui l’a usé, rongé, Albert, en plus de tous les copains qui sont morts et auxquels il voudrait ne pas trop penser. Il en a déjà vécu, des moments de découragement, mais là, ça tombe mal. Justement à l’instant où il aurait besoin de toute son énergie. Il ne saurait pas dire pourquoi, quelque chose en lui a soudainement lâché. Il le sent dans son ventre. Ça ressemble à une immense fatigue et c’est lourd comme de la pierre. Un refus obstiné, quelque chose d’infiniment passif et serein. Comme une fin de quelque chose. Lorsqu’il s’est engagé, quand il essayait d’imaginer la guerre, comme beaucoup, il pensait secrètement qu’en cas de difficulté il n’aurait qu’à faire le mort. Il s’effondrerait ou même, dans un souci de vraisemblance, il pousserait un hurlement en faisant mine de recevoir une balle en plein cœur. Il lui suffirait ensuite de rester allongé et d’attendre que les choses se calment. La nuit venue, il ramperait jusqu’au corps d’un autre camarade, vraiment mort celui-là, dont il volerait les papiers. Après quoi, il reprendrait sa marche reptilienne, des heures et des heures, s’arrêtant et retenant sa respiration lorsque des voix se feraient entendre dans la nuit. Avec mille précautions, il avancerait jusqu’à trouver enfin une route qu’il suivrait vers le nord (ou vers le sud, selon les versions). En marchant, il apprendrait par cœur tous les éléments de sa nouvelle identité. Puis il tomberait sur une unité égarée dont le caporal-chef, un grand type avec… Bref, comme on voit, pour un caissier de banque, Albert a un esprit assez romanesque. Sans doute les fantasmes de Mme Maillard l’ont-ils influencé. Au début du conflit, cette vision sentimentale, il la partageait avec bien d’autres. Il voyait des troupes sanglées dans de beaux uniformes rouge et bleu avancer en rangs serrés vers une armée adverse saisie de panique. Les soldats pointaient devant eux leurs baïonnettes étincelantes tandis que les fumées éparses de quelques obus confirmaient la déroute de l’ennemi. Au fond, Albert s’est engagé dans une guerre stendhalienne et il s’est retrouvé dans une tuerie prosaïque et barbare qui a provoqué mille morts par jour pendant cinquante mois. Pour en avoir une idée, il suffirait de s’élever un peu, de regarder le décor autour de son trou : un sol dont la végétation a totalement disparu, criblé de milliers de trous d’obus, parsemé de centaines de corps en décomposition dont l’odeur pestilentielle vous monte au cœur toute la journée. À la première accalmie, des rats gros comme des lièvres cavalent avec sauvagerie d’un cadavre à l’autre pour disputer aux mouches les restes que les vers ont déjà entamés. Il sait tout ça, Albert, parce qu’il a été brancardier dans l’Aisne et que, lorsqu’il ne trouvait plus de blessés gémissants ou hurlants, il ramassait toutes sortes de corps, à tous les stades de la putréfaction. Il en connaît un rayon, dans ce domaine. C’était un travail ingrat pour lui qui a toujours eu le cœur pointu.