– Dracon me dit que si vous n’acceptez pas de renaître dans ce fœtus, vous le regretterez toute votre vi… toujours. Vous devez vraiment vous réincarner le plus vite possible. C’est important. Cela participe au bien-être général.
– Mais j’ai mon libre arbitre, n’est-ce pas ?
– Bien sûr.
– Et, si j’ai bien compris, mon libre arbitre est plus fort que tout ?
– En effet.
– Donc je vous le dis officiellement : je me réincarnerai quand je saurai la vérité sur ma mort.
Elle ouvre les yeux, fixe le clown puis soupire.
– Dracon me dit qu’« ils » sont très déçus par votre comportement, qu’ils qualifient d’égoïste et d’étriqué.
– Je ne demande pourtant pas grand-chose ! Vouloir connaître le dernier chapitre du roman de ma propre vie, cela me semble légitime, non ? Je veux savoir qui m’a tué ! Avec votre don, votre fougue et les indications que je vous donnerai sur ma vie et mon entourage, je suis sûr que vous saurez résoudre cette énigme. Après tout, les enquêtes criminelles, c’était ma spécialité. Je vous piloterai depuis l’invisible.
Elle secoue la tête, baisse sa main, et un chat vient se frotter contre sa paume en miaulant.
– Si j’y consens, vous me promettez de vous réincarner ensuite ?
– Je vous le promets.
– Je dois quand même vous avertir qu’il est inconcevable pour moi de prendre des risques, pour quelque raison que ce soit. Je tiens trop à ma santé.
Ses chats l’entourent, comme s’ils comprenaient ce qui se joue et souhaitaient l’empêcher d’aider Gabriel, lequel, soulagé, se sent soudain plus léger.
16. ENCYCLOPÉDIE : LE POIDS DE L’ÂME
Le docteur Duncan MacDougall, un Américain, fut le premier médecin à vouloir prouver l’existence matérielle de l’âme.
En 1900, il s’entendit avec un centre pour tuberculeux de Boston et mit au point une procédure qui consistait à placer sur une balance le lit d’un patient, qu’il pesait une première fois quand celui-ci était sur le point de mourir, puis une seconde fois après son trépas.
Il trouva avec ce premier patient une différence de poids d’exactement 21 grammes.
Il reproduisit l’expérience sur cinq autres malades et affirma qu’il retrouvait systématiquement cette même différence d’exactement 21 grammes après que les sujets avaient rendu leur dernier souffle.
Il en conclut que c’était là le poids de l’âme.
Il appliqua le même protocole à quinze chiens. Ne constatant aucune variation, il en déduisit que seul l’homme possédait une âme.
Ses travaux furent publiés en 1907 et provoquèrent l’émoi des médias, qui évoquaient tous la « théorie des 21 grammes du docteur MacDougall ». Mais les scientifiques, eux, restaient dubitatifs. Ils contestaient les conditions de l’expérience, considérant qu’une étude portant sur six patients seulement ne pouvait être significative. En outre, dans l’un des cas, il avait fallu attendre plus d’une minute après le décès pour constater la diminution de poids. Mais MacDougall avait une explication à ce retard : pour lui, l’âme avait tout simplement « hésité » à sortir.
Cette justification acheva de le décrédibiliser. MacDougall mourut en 1920 sans que personne se donne la peine de peser son corps avant et après son décès.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.
17.
Une silhouette gracile se faufile hors des buissons qui séparent le parking de l’aile sud de l’hôpital. Elle longe la haie pour s’approcher des poubelles. Lorsqu’un manutentionnaire s’approche en poussant un container rempli de déchets organiques, elle se plaque au sol. Puis elle poursuit sa progression en longeant le mur de briques.
Lucy Filipini a enfilé un survêtement sombre, noué ses longs cheveux en queue de cheval, mis des baskets. Elle rejoint un auvent et constate que les lampes de la morgue au sous-sol sont toutes éteintes.
Elle se place alors face à la fenêtre qui, par chance, n’est pas en double vitrage.
– Et maintenant je fais quoi ?
– Vous pouvez la briser avec une pierre, mais enveloppez-la d’abord dans du tissu pour éviter de faire du bruit. Vous n’avez qu’à récupérer une blouse dans la poubelle.
Lucy suit son conseil et attend d’entendre résonner une sirène d’ambulance pour lancer le projectile contre la vitre, qui se brise dans un grand fracas. Quand elle s’est assurée que personne n’a rien remarqué, elle fait tomber les morceaux de verre avec ses pieds, mais au moment de franchir la fenêtre, elle s’égratigne le poignet au contact d’un bout de verre resté en place.
– J’en étais sûre, je me suis blessée. J’arrête là !
– Chut, ne faites pas de bruit !
– Mais je saigne ! Je vous l’ai déjà dit, ma hantise c’est d’abîmer mon corps ! Il faut que je rentre me soigner. Sinon ça pourrait s’infecter.
– Allons, soyez raisonnable, ce n’est pas grave. Juste une petite égratignure de rien du tout. Le temps qu’on en parle, cela s’est déjà presque arrêté de saigner.
Elle observe, terrorisée, la blessure d’où s’écoule un filet de sang vermillon.
– Je risque la gangrène ! Il faut vite que je désinfecte la plaie. Je rentre chez moi.
– Vous n’allez pas tout abandonner pour ça, j’espère ! Si je suis paranoïaque, vous, vous êtes hypocondriaque. On fait une belle équipe, dites-moi.
– Plutôt que de vous moquer, vous feriez mieux de me soutenir. Je suis à deux doigts de m’évanouir. J’ai la phobie du sang.
– Arrêtez de faire votre chochotte et continuez.
– Quel égoïste vous faites ! Il n’y a que votre ancienne dépouille qui vous intéresse. Les autres, vous vous en fichez !
– Écoutez, ce n’est vraiment pas le moment de vous apitoyer sur votre microblessure, des gens pourraient arriver. Allons, reprenez-vous ! Qu’au moins vous ne vous soyez pas blessée pour rien.
À contrecœur, Lucy consent enfin à franchir la fenêtre brisée.
– Cherchez mon corps, il doit être dans un de ces tiroirs, lui lance Gabriel.
La jeune femme allume la torche de son smartphone et éclaire la pièce.
Elle sursaute en voyant un corps nu sur une table, dont la tête est posée sur un trébuchet, et la bouche maintenue ouverte par un écarteur.
– Allons, c’est une morgue, c’est normal qu’il y ait des cadavres, dit Gabriel d’une voix qui se veut rassurante.
– Excusez-moi, certes je parle aux morts, mais je n’ai pas l’habitude d’en voir en chair et en os. Cette fois-ci je crois que je vais vraiment m’évanouir. Je me sens défaillir…
Elle veut s’appuyer contre un chariot, mais celui-ci se met à rouler et Lucy glisse pour finalement tomber sur les fesses.
– On perd du temps et, à force de faire du bruit, vous allez finir par attirer l’attention !
– Oh et puis zut ! Je ne suis pas Catwoman !
– Personne ne vous demande d’être Catwoman, juste de regarder où vous mettez les pieds. Dans l’armoire réfrigérée la plus à droite ; c’est là qu’ils m’ont mis si je me souviens bien.
Mais elle ne l’écoute pas et ouvre les placards jusqu’à trouver ce qu’elle cherche : du mercurochrome et un pansement, qu’elle applique sur sa plaie en grimaçant. Un peu rassurée, elle ouvre les tiroirs réfrigérés, surmonte son dégoût et examine les visages qu’ils contiennent jusqu’à tomber sur le cadavre de l’écrivain. Elle fait glisser la fermeture éclair pour dévoiler entièrement son corps.