– Écoutez-moi. Je suis sérieux. Vous trouvez la vérité sur ma mort et moi je retrouve votre grand amour.
Lucy ne cache pas sa surprise.
– Et vous comptez faire comment ? Je vous rappelle qu’un détective et un ministre de l’Intérieur ont tous deux échoué dans cette mission.
– Je vais me faire aider par mon grand-père policier qui était un excellent enquêteur. Il m’a recontacté dans l’invisible et s’est dit prêt à m’aider. Je présume que, dans l’au-delà, il peut avoir accès à des informations que n’ont jamais pu recueillir votre détective ou votre ministre.
Lucy prend une profonde inspiration, tout en caressant le chat qui a bondi sur ses genoux, comme pour lui demander conseil.
– Vous feriez vraiment ça pour moi ? reprend-elle au bout d’un moment.
– Je serai heureux de vous aider.
– OK. Qu’on soit bien d’accord : j’enquête sur votre mort, vous enquêtez sur l’amour de ma vie, et nous y mettons toute notre énergie chacun de notre côté pour aboutir à un résultat.
– Je vous promets que je n’abandonnerai pas avant de savoir s’il est bien vivant et, le cas échéant, où il se trouve.
– Pour ma part, je ferai tout ce qu’il faut pour trouver votre assassin, mais je ne prendrai plus le moindre risque, c’est clair ?
– Je suis vraiment désolé pour hier. Je ne connaissais pas encore bien les règles de l’invisible et j’ignorais donc que vous attiriez les âmes errantes comme la lumière attire les papillons.
– Je ne veux plus la moindre blessure, la moindre égratignure, la moindre course-poursuite, la moindre menace physique ou verbale. Même pas un ongle cassé ou une tendinite.
– Mon intérêt est que vous viviez confortablement le plus longtemps possible.
– Alors, comment voulez-vous que je procède ?
– Tout d’abord, je vais vous indiquer l’adresse d’un site du darknet où, pour une somme modique, vous pourrez vous procurer une fausse carte de police qui vous aidera à entrer partout et à interroger les suspects. Ensuite, je vais vous donner l’adresse du laboratoire d’analyses de mon ami Vladimir Krausz. Vous lui demanderez d’analyser l’éprouvette que vous avez récupérée. Nous travaillerons en parallèle, des deux côtés du monde.
Lucy, en guise de réponse, s’approche d’une photo de Samy Daoudi. Elle ferme les yeux et se laisse envahir par les meilleurs souvenirs qu’elle a de lui. Elle gonfle sa poitrine, puis pousse un long soupir plein d’espoir.
24.
Le vent dans les rues fait voleter les feuilles mortes et les papiers gras. Les longues files de voitures prises dans un embouteillage klaxonnent et les piétons hâtent le pas. Seuls les promeneurs de chiens sont ralentis dans leur course par leurs animaux qui reniflent arbres et pneus. Lucy Filipini marche vite, entièrement vêtue de rouge, une couleur en l’occurrence opportune puisqu’elle se rend au laboratoire d’analyses de Vladimir Krausz, situé dans un immeuble qui ressemble à un hôtel de luxe. Dans le hall d’entrée, une réceptionniste obèse à double menton et poireau sur la joue semble bouleversée, parlant de manière hachée au téléphone.
– … et alors tu ne sais pas ce qu’il me dit ? « Ghislaine, cette nuit tu as fait une nouvelle crise de somnambulisme, ça devient pénible. » Tu imagines ? Comme si je faisais volontairement des crises, en plein sommeil ! Alors je lui ai répondu : « Et toi, Francis, tu m’obliges à voir ta mère tous les dimanches, c’est bien pire qu’une crise de somnambulisme et pourtant je serre les dents ! » Eh bien, tu me croiras ou pas, mais il l’a mal pris ! J’ai ajouté : « Si ma manière de dormir te dérange tant que ça, retourne chez ta mère, je suis sûre qu’elle dort en silence, elle. » Alors il a essayé de m’amadouer en m’appelant « Ma Guigui », mais tu te doutes qu’avec moi cela ne…
Lucy Filipini, face à elle, a sorti sa carte de police, qu’elle place bien en évidence devant ses yeux.
– Attends, Séraphine, j’ai une patiente, je te rappelle.
Elle raccroche et demande d’un ton excédé :
– C’est pour quoi ?
– Police, articule Lucy en cherchant l’intonation la plus crédible.
– Il n’y a pas de traitement de faveur pour les fonctionnaires municipaux, vous devez attendre avec les autres. Préparez votre carte Vitale et votre carte de mutuelle.
– C’est pour une enquête criminelle. Je voudrais voir Vladimir Krausz.
– Il est avec un patient, on ne peut pas le déranger.
– Comme je vous dis, c’est pour une enquête…
– Eh bien, enquête ou pas enquête, les autres patients étaient là avant vous, alors vous attendez votre tour comme tout le monde, chère madame.
Lucy hésite à hausser le ton, mais la secrétaire est sur son territoire, et comme elle ne sait pas trop comment s’exprimerait une vraie policière, elle n’ose aller à l’affrontement. Elle rejoint donc sans broncher la salle d’attente adjacente que lui désigne la réceptionniste.
Là, plusieurs personnes tiennent à la main des fioles contenant des liquides rouges, jaunes, marron, blancs. Toutes ont l’air abattues, comme dépitées que leur organisme sécrète des liquides de mauvaise qualité. Lucy ferme les yeux et tente une courte séance de méditation, mais la réceptionniste a recommencé à téléphoner et parle suffisamment fort pour l’empêcher de se concentrer.
– Et après, tu sais ce que Francis m’a dit ? Que je devais me faire soigner… Comme si la médecine pouvait y faire quelque chose ! Moi je crois plutôt que c’est lui qui devrait se faire soigner ! Alors évidemment je me suis énervée, et il m’a dit ce qui a le don de me faire sortir de mes gonds : « Calme-toi ! » Là je peux te dire que je ne me suis pas calmée, bien au contraire…
Une voix douce interrompt Lucy dans sa tentative de méditation :
– C’est vous qui êtes de la police ?
La jeune femme ouvre les yeux et découvre un homme en blouse blanche. Il a le visage allongé, encadré de courts cheveux raides et noirs.
– Je suis le professeur Krausz, Vladimir Krausz. Si vous voulez bien me suivre.
Il la conduit à son bureau et lui désigne un fauteuil.
– En fait, je ne suis pas là en mission officielle, lance-t-elle en sortant l’éprouvette de son sac. Gabriel Wells était un ami proche et, avant de mourir, il m’a expressément demandé de faire analyser son sang en cas de décès.
– C’était aussi un de mes amis. J’ai appris sa disparition ce matin et cela m’a bouleversé.
– Il soupçonnait que quelqu’un allait tenter de l’empoisonner.
– Gabriel était un peu paranoïaque. Il semblerait que son métier ait fini par lui faire confondre réalité et fiction. Pourtant, je ne crois pas qu’il ait eu de vrais ennemis. C’était au contraire un homme entouré d’amis. Que vous ayez fait partie de ses proches est une preuve supplémentaire de sa chance, mademoiselle… ?
– Filipini. Capitaine Filipini.
Il la fixe plus intensément et elle lui tend l’éprouvette.
– Cela a été prélevé après son décès, dites-vous ?
– Gabriel m’avait demandé d’agir sans tarder et discrètement, avant de venir vous voir au plus vite.
Elle fait un infime mouvement vers l’avant qui entrouvre son chemisier et offre à l’homme en blouse blanche une vue plongeante sur son décolleté, stratégie qui a déjà fonctionné dans le passé. Le médecin toussote et dit :
– Il y a cinq ans, le docteur Langman lui a proposé de faire un bilan complet à l’hôpital. Pendant une journée entière, des spécialistes lui ont fait des tests, des radios, des analyses. Ils ont découvert, grâce à la scintigraphie cardiaque, qu’un athérome de graisse bouchait une coronaire. Alors même qu’il n’avait pas de cholestérol, ni de prédispositions héréditaires, qu’il ne fumait pas, n’avait jamais eu d’infarctus ni même d’alerte, ne buvait pas et faisait du jogging une fois par semaine : bref, aucun signe annonciateur. Cette scintigraphie a révélé que Gabriel n’avait plus que quelques jours à vivre. Mais il a refusé de se faire opérer à cœur ouvert et a préféré se mettre au vélo d’appartement en séances quotidiennes de 50 minutes et à l’aspirine. Cela a suffi à le remettre en selle, sans mauvais jeu de mots – un véritable miracle ! Mais chaque année, je pratiquais sur lui une analyse de sang pour surveiller son état de santé. Je vais donc pouvoir comparer votre échantillon au dernier test que j’ai effectué.