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Lucy Filipini clôt le cortège, habillée de noir sous son parapluie à fleurs roses.

– Elle est venue…, dit Gabriel, ému.

– Tu ne peux pas savoir comme cela me réjouit qu’il y ait toute cette foule pour toi, Gaby.

– Ils sont une centaine de personnes, papi, une centaine tout au plus.

– Mais regarde, il y a aussi une centaine d’âmes errantes qui se sont déplacées exprès pour toi !

En effet, en levant les yeux, Gabriel remarque des ectoplasmes qui n’osent pas venir trop près, se tenant à distance comme des lecteurs anonymes intimidés.

– Il n’y a pas Conan Doyle ?

– Tu te prends pour qui ?

– Mais je croyais que lui et toi vous me…

– Ça y est, depuis que je t’ai parlé de lui, tu crois que tout le monde dans l’invisible s’intéresse à toi ! Redescends sur terre, Gabriel. Tu es formidable, mais tu n’es… qu’un petit auteur français. Je t’ai dit qu’il t’avait lu, mais cela ne veut pas dire qu’il t’a apprécié. En fait, je vais être parfaitement honnête : il trouve que tu mets trop de violence et de sexe dans tes ouvrages.

Le groupe s’immobilise devant la fosse béante pour former une petite assistance toute vêtue de noir. Les employés des pompes funèbres déposent le cercueil sur un trépied afin de le maintenir en position inclinée. Sur le couvercle sont gravées les lettres GW, suivies du symbole du cygne qui a fait la renommée de l’auteur. Deux hommes en costume noir installent une plateforme et un lutrin sur lequel est posée une photo de Gabriel.

Après une minute de silence et de recueillement, Thomas Wells monte sur l’estrade et s’approche du micro.

– J’ai l’impression qu’on m’a arraché mon bras gauche, commence-t-il, d’une voix ferme mais émue. Nous ne nous sommes pas toujours bien entendus, mais j’ai toujours secrètement admiré Gabriel. Quand je lui demandais combien de temps il lui fallait pour écrire un livre, il répondait : « Trente secondes : le temps de trouver l’idée. »

Quelques rires ponctuent cette première intervention.

– J’ai toujours trouvé les couvertures de ses livres très laides, mais maintenant que je sais qu’elles ne seront plus dans les vitrines des librairies, elles me manquent déjà. D’ailleurs j’aimerais proposer aux libraires de laisser un vide dans leur boutique à l’endroit où ils auraient mis son prochain livre s’il avait eu le temps de l’achever. Pour faire revivre sa pensée et sa mémoire, je vais relire des morceaux de ses anciens récits, et notamment les nouvelles qu’il a écrites quand il était jeune. Je crois sincèrement que certaines des idées les plus novatrices de ses livres continueront d’inspirer d’autres auteurs et peut-être même des scientifiques car, dans le domaine de la science, Gabriel avait souvent des intuitions avant-gardistes. J’espère qu’on lira encore longtemps son œuvre ; j’espère qu’on gardera longtemps son souvenir intact.

De nombreux applaudissements saluent cet hommage, suivis de quelques sanglots.

Puis Alexandre de Villambreuse monte à son tour sur l’estrade :

– Les gens normaux n’ont rien d’extraordinaire. Mais Gabriel n’était pas un homme normal. Dès que je l’ai vu, je me suis demandé si ce type n’était pas… tout simplement fou.

De nouveau quelques rires épars dans l’assistance.

– Mais c’est précisément le devoir des éditeurs que de repérer les fous « utilisables ». Je n’ai fait que canaliser sa folie pour qu’il en fasse des livres, et l’aider à tirer le fil de la pelote de laine de son idée d’origine. Il était très humble et très à l’écoute des conseils qu’on pouvait lui donner. Plus d’une fois je lui ai demandé de tout recommencer de zéro et il s’est exécuté sans rechigner. Un jour, il m’a dit : « Alexandre, il faut que je t’avoue quelque chose : seul sur une île déserte, sans éditeur, sans imprimerie et sans public, je continuerais d’écrire des romans car c’est ce qui me procure le plus de plaisir. Écrire est ma fonction, comme l’est pour l’abeille le fait de produire du miel. » Je lui ai répondu : « Alors, désormais, c’est toi qui vas me payer pour t’éditer. »

L’atmosphère se détend.

– Gabriel vivait dans ses rêves. Il avait un monde intérieur complexe dont il n’utilisait qu’une infime partie, celle qui était « présentable ». Je crois que s’il avait pu vivre plus longtemps et si on l’avait laissé exprimer toute la richesse de ce monde intérieur, on aurait été très surpris. Il ne se laissait jamais complètement aller, il avait peur, une peur maladive, d’ennuyer son lecteur. J’ai tenté plusieurs fois de lui expliquer qu’il n’y a pas deux lecteurs similaires et que ce qui va distraire l’un va faire bâiller l’autre, que cela fait partie du jeu parce qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. Mais lui avait envie de trouver un langage universel susceptible de toucher les lecteurs de tous les âges et de tous les pays. Il y avait bien là quelque chose de prétentieux, mais cela lui donnait un objectif, même s’il était hors d’atteinte. Je pense qu’avec le temps il aurait fini par accepter l’idée de n’être compris que par une minorité.

Alexandre toussote dans sa main, inspire profondément et poursuit :

– Gabriel considérait le temps comme seul critique valable. Et je suis d’accord avec lui : seul le temps fait oublier les œuvres mineures et laisse surnager les œuvres importantes. Gabriel Wells n’aura vécu que 42 ans mais je suis persuadé que son œuvre lui survivra.

Quelques personnes approuvent de la tête.

– Gabriel est décédé alors qu’il venait tout juste de finir de rédiger son nouveau manuscrit. Le titre devait être L’Homme de 1000 ans. De ce qu’il m’en a dit, il y décrivait sur 600 pages et avec force détails scientifiques comment l’homme du futur pourrait arriver à prolonger son existence jusqu’à vivre un millénaire complet. Et j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer : j’ai bien l’intention de le publier dès que je l’aurai récupéré.

Les quelques journalistes présents notent l’information, tandis qu’Alexandre de Villambreuse va se rasseoir.

C’est au tour de Sabrina Duncan de monter sur l’estrade.

– J’ai aimé Gabriel Wells.

Elle laisse passer un temps.

– J’ai aimé Gabriel, reprend-elle, parce que c’était un homme qui savait écouter. En fait, c’était une éponge ; il notait mes phrases pendant que nous parlions pour en faire des dialogues et les mettre dans la bouche de ses personnages. Quand je le traitais de voleur de la pensée, il me répondait : « Aucun artiste n’invente à partir de rien. Nous sommes comme des fleuristes, nous n’inventons pas les fleurs, mais nous les regroupons pour qu’elles forment de beaux bouquets. »

La jeune femme fixe l’assistance.

– J’ai passé trois ans avec lui, alors qu’il n’avait publié qu’un seul livre et qu’il ne savait pas encore s’il pouvait en faire son métier. J’ai été sa fiancée, et je dois dire que j’ai rarement vu un homme à ce point investi dans son travail : il se levait, notait ses rêves, puis il allait au café de 8 heures à 12 h 30 pour écrire. Tous les jours. Même en vacances. Même quand il était malade. Je crois qu’il avait peur de mourir sans avoir écrit suffisamment de romans. Oui, je crois que sa plus grande terreur était de ne pas utiliser le talent qu’il avait reçu à sa naissance. Il répétait souvent : « Il faut que je sois digne de la chance que j’ai de pouvoir écrire facilement, d’avoir un bon éditeur et d’avoir un public. »

De nouveau elle se tait un instant et l’orage résonne comme pour lui répondre.

– Enfin, je voudrais signaler à ceux qui ne l’ont pas connu que Gabriel Wells était, au quotidien, un homme profondément drôle. Il plaisantait tout le temps, de tout. Il cherchait en chaque événement ce qu’il avait de dérisoire. Et, surtout, il savait rire de lui-même. J’espère qu’il m’entend de là-haut, lui que j’ai tant aimé.