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Avec mon frère, nous nous stimulions mutuellement : je lui lançais des défis dans le domaine littéraire et lui dans le domaine scientifique. “Chiche d’écrire une histoire dont le héros serait une bactérie de l’intestin !” “Chiche de fabriquer une machine qui détecte les odeurs nauséabondes !”

À chaque fois il rédigeait une nouvelle en suivant mes consignes et moi je réalisais le prototype demandé. Nous étions comme les hémisphères droit et gauche du cerveau, différents mais complémentaires : le droit dans la science, dans les nombres et le réel, le gauche dans les lettres et dans l’imaginaire.

À l’école, évidemment, j’étais avantagé, le système scolaire n’encourageant pas les rêveurs. Et puis, comme Gabriel était plutôt introverti et timide, il n’avait pas beaucoup de copains et encore moins de petites amies. Mais il a fini par trouver sa place, il est devenu “le raconteur d’histoires” de la cour de récréation. Je l’ai vraiment vu se transformer, comme un albatros hésitant et maladroit au sol mais qui, dès qu’il déploie ses ailes, virevolte avec grâce et aisance. Toute la famille l’encourageait, car nous aimions le voir planer.

Déjà, à l’époque, il avait ses détracteurs, certains professeurs notamment qui n’aimaient pas ses horribles histoires peuplées de monstres, de vampires, d’extraterrestres ou de morts-vivants… Il agaçait beaucoup de gens, en fait. Plusieurs fois, il s’est fait coincer par des chefs de bande ou simplement des brutes qui voulaient casser la figure au “type qui racontait des conneries”. Il y a des fois où j’ai pu le protéger. Et d’autres où je suis arrivé trop tard et n’ai pu que panser ses plaies. Avec le recul, je dirais que les agressions le rendaient encore plus paranoïaque qu’il ne l’était de nature. Et par là même créatif, car la paranoïa le forçait à chercher des échappatoires dans son imagination et cela a nourri son œuvre. Il s’est toujours considéré comme incompris ; je crois que c’est ce qui lui a donné envie d’écrire des histoires de gens incompris dans lesquelles les lecteurs pourraient se reconnaître.

Quand il était journaliste et qu’il me racontait ses enquêtes, je l’encourageais à s’en inspirer pour écrire des romans. On ne l’aurait jamais laissé publier ce qu’il avait découvert, alors mieux valait qu’il le présente comme un récit fictif. De fait, c’est moi qui, le premier, l’ai poussé à devenir romancier plutôt que de végéter comme journaliste sous la coupe d’un rédacteur en chef à l’esprit étriqué. Comme je le lui répétais, le suprême paradoxe est que la vérité est dans les romans, le mensonge dans les journaux. Je le soutenais, je l’informais. Dans plusieurs enquêtes du lieutenant Le Cygne figurent mes recherches et nos conversations. Mais quand il a voulu écrire Nous les morts, je lui ai dit que c’était une mauvaise idée. Je me souviens que nous avions évoqué le cas d’Houdini et de Doyle. Doyle, le célèbre créateur de Sherlock Holmes, était très ami avec Houdini, le grand illusionniste. Mais le premier est devenu adepte des tables tournantes tandis que le second est parti en croisade contre les abus des spirites. Les deux amis se sont finalement fâchés jusqu’à devenir les pires ennemis possible. J’étais Houdini, il était Doyle.

Nous les morts a été, conformément à mes prévisions, un échec, mais mon frère, au lieu d’en conclure qu’il devait écrire des livres plus sérieux, s’est cru victime de l’incompréhension des médias. Sa paranoïa maladive l’empêchait une nouvelle fois de garder la tête froide. À cette époque-là, nous nous sommes un peu éloignés, au point de nous perdre complètement de vue pendant plusieurs années. Ce qui n’empêche que nous étions toujours connectés, et d’une certaine manière, sa réussite était un peu ma réussite. Évidemment, je l’aimais ; en fait, je l’aimais comme s’aime un couple qui se dispute parfois. Quand j’ai appris sa mort, je ne voulais pas y croire, j’ai pensé qu’il avait juste eu un malaise, au pire un AVC. J’étais persuadé qu’on allait le sauver, mais quand je l’ai vu dans le tiroir frigorifique, cela a été pour moi un déchirement. Je me sens incomplet depuis. Je pense à lui à chaque seconde. Et je vais vous dire, mademoiselle Filipini, s’il a été assassiné comme vous le prétendez, je veux être le premier à vous aider à trouver l’ignoble individu qui “m’a” fait ça. »

Lucy le fixe intensément.

– Vous ne m’avez pas répondu : pourquoi refusiez-vous qu’on fasse une autopsie ?

– Pour reprendre la métaphore du bras droit, je n’avais pas envie qu’on charcute quelque chose qui avait été une part vivante de mon corps.

– Et pourquoi désiriez-vous le faire incinérer ?

– Quand j’ai pris conscience qu’il était vraiment mort, j’ai souhaité qu’il disparaisse. Je n’ai pas d’explication rationnelle à vous donner, si ce n’est que je ne voulais pas que cette prolongation de mon corps pourrisse dans une boîte six pieds sous terre.

– Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Il retient la phrase qu’il allait prononcer et se lève pour aller lui chercher une tasse.

– Puis-je vous servir un peu de thé vert au riz soufflé ? J’ai beau être cartésien, il m’arrive moi aussi de rêver. Et je vais peut-être vous surprendre, mais j’accorde beaucoup d’importance à mes rêves. Le soir qui a suivi le décès de Gabriel, j’ai eu l’impression qu’il me parlait. Et vous savez ce qu’il m’a dit ?

– De ne pas l’incinérer ?

– Pas seulement. Il m’a déclaré que son œuvre était complète et qu’il n’assumait pas L’Homme de 1000 ans. C’est lui qui m’a indiqué comment détruire le fichier dans son ordinateur et la copie de sauvegarde. Alexandre de Villambreuse, évidemment, ne pense qu’à l’argent qu’il pourra gagner avec cet inédit, mais moi je pensais réellement à préserver la cohérence de l’œuvre qui allait survivre à Gabriel. Saint-Exupéry non plus n’avait pas terminé son dernier ouvrage, La Citadelle, et il a été publié n’importe comment, pour le seul profit de l’éditeur. J’ai fait ce que j’estimais le plus respectueux pour la mémoire de mon frère adoré.

– Vous l’avez lu ?

– Non, mais je sais qu’il avait déjà écrit une première mouture complète dont il était insatisfait et qu’il avait entièrement détruite. Cette deuxième version le faisait encore beaucoup douter. Et je le comprends d’autant mieux que j’avais participé à réunir la documentation qui lui a servi de base. Je lui avais notamment parlé du rat-taupe nu, cet animal extraordinaire qui vit en Éthiopie, sous terre, comme une fourmi. Ces animaux sont organisés en société, avec une reine, et ils ont pour particularité de ne pouvoir attraper aucun cancer ni aucune infection. Ils sont immunisés contre toutes les maladies et vivent dix fois plus longtemps que tous les mammifères similaires.

Lucy note l’information dans son carnet.

– C’était le secret de L’Homme de 1000 ans : utiliser les données de la science pour en faire de la science-fiction. Je lui avais aussi parlé de l’axolotl, cette salamandre mexicaine qui a la capacité de faire repousser toutes les parties de son corps, y compris son cerveau.

– L’axolotl ? Comment vous écrivez ça ?

Il épelle et poursuit :

– Ma troisième et dernière idée scientifique pour fournir de la matière à son Homme de 1000 ans était la tortue des Galápagos, qui a pour particularité de ne pas vieillir. Elle grandit, mais ne meurt que si elle est agressée.