Gabriel observe son cadavre et répond sans hésitation par l’affirmative.
Lucy appelle le Samu, qui arrive rapidement. L’un des urgentistes se dirige vers Maria-Concepción, toujours étendue au sol.
– Non, c’est lui, précise Lucy en désignant le lit.
Son collègue examine rapidement Gabriel et propose de l’emmener immédiatement aux urgences de l’hôpital Pompidou.
Les deux hommes en blouse fluorescente orange embarquent le corps sur une civière, puis l’ambulance démarre en trombe, toutes sirènes et tous gyrophares activés. Gabriel, inquiet, les suit et se place près d’eux à l’avant.
– Tu sais comment mes parents ont choisi mon prénom ? dit celui de droite. Parce que je suis né dans l’ambulance du Samu. En souvenir, ils ont décidé de m’appeler Samuel. Mon destin était tracé.
Ils ont à peine roulé qu’ils doivent ralentir.
– La fille a dit que c’était un écrivain célèbre, lâche son collègue. Tu le connais, toi ?
– Son nom me dit vaguement quelque chose.
– Ce n’est pas cet auteur qui écrit pour les jeunes ?
– Oui, mon fils a lu plusieurs de ses livres je crois. Si j’arrive à le sauver et que je lui rapporte un autographe, ça pourra peut-être l’impressionner.
– Ton fils lit ? Bravo ! Le mien non. Il faut dire que je ne lui donne pas vraiment l’exemple. Je n’ai jamais compris comment on pouvait avoir la patience de lire autant de pages d’affilée ! Rester immobile, à bouger juste les yeux devant du papier rempli de petits caractères… Même pas de photos ni d’images ! Et toi, tu lis ?
– Je suis trop fatigué pour ça. Après le boulot, je m’endors même devant la télévision. Alors je te dis pas ce que ce serait devant un livre…
– Tu regardes quoi ?
– Les séries médicales, Urgences, Grey’s Anatomy, Docteur House. Et toi ?
– Moi c’est plutôt les séries policières comme Les Experts.
– De toute façon, au final, ces séries ne font que raconter plus ou moins ce qu’on vit tous les jours : des gens qui meurent, et pas toujours de manière banale. C’est pareil dans la réalité, rien que dans notre job, bon sang, qu’est-ce qu’on rencontre comme morts étonnantes !
– C’est quoi, toi, la mort la plus bizarre que tu aies vue ?
Ils poursuivent leur conversation tandis que la route devant eux se dégage enfin. Gabriel les écoute, frustré de ne pas pouvoir intervenir dans ce débat. À cet instant une seule pensée l’obsède :
« Pourvu qu’ils arrivent à temps pour me sauver. »
7. ENCYCLOPÉDIE : MORTS INSOLITES CÉLÈBRES
– Le dramaturge grec Eschyle meurt assommé en 456 avant J.-C. Un rapace ayant pris le crâne de l’écrivain pour une pierre lisse et ronde, il jette une tortue vivante dessus pour tenter de briser sa carapace et pouvoir la déguster.
– Le philosophe Chrysippe meurt en 205 avant J.-C. lors d’un banquet. Ayant vu un âne manger des figues directement dans le panier réservé aux invités prestigieux, il est saisi d’un fou rire inextinguible qui finit par l’asphyxier.
– Au Ier siècle après J.-C., Drusus, fils de l’empereur romain Claude, s’étouffe avec une poire qu’il avait lancée en l’air puis rattrapée avec la bouche pour épater ses amis.
– En 1518, à Strasbourg, une partie de la population est frappée d’une folle envie de danser. En fait, un champignon, l’ergot de seigle, s’était développé dans les réserves de céréales. Or ce champignon (qui entre dans la composition de la drogue dite LSD) a un effet hallucinogène immédiat. Ne sachant comment soigner les victimes, les médecins installent au centre du marché une scène où on les laisse danser, et ils invitent des musiciens pour leur donner le rythme. Plus de 400 personnes dansent et délirent pendant un mois avant de mourir d’accidents cardiaques ou d’épuisement.
– En 1567, Hans Steininger, maire de la ville de Braunau en Autriche, meurt le cou brisé après avoir marché sur sa propre barbe longue de 1,40 mètre.
– En 1599, Nandabayin, roi de Birmanie, meurt d’une crise de fou rire en apprenant que la ville de Venise est une république gouvernée par une assemblée et n’a donc pas de roi.
– En 1601, Tycho Brahe, astronome danois à l’origine de l’astronomie moderne, voyage en carrosse avec l’empereur Rodolphe II. Il est tellement passionné et fier de lui expliquer le mouvement des planètes qu’il n’ose pas demander de s’arrêter pour soulager sa vessie. Sa propre urine empoisonne son sang au point de le tuer.
– En 1687, Jean-Baptiste Lully, compositeur officiel de la Cour de Louis XIV, se frappe par inadvertance le pied avec la canne qui sert à donner le rythme lors de l’interprétation du Te Deum célébrant le rétablissement du roi après une forte grippe. La blessure se gangrène et entraîne sa mort.
– En 1763, l’abbé Prévost, auteur du roman Manon Lescaut, est retrouvé gisant au pied d’une statue de Jésus en croix. Alors que le médecin légiste incise son thorax pour découvrir la cause de sa mort, l’écrivain ouvre les yeux, pousse un grand cri et meurt, tué par l’autopsie.
– En 1864, George Boole, mathématicien à l’origine de l’algèbre de Boole, prend froid. Sa femme Mary, adepte de la toute nouvelle homéopathie dont l’un des principes est de « soigner le mal par le mal », arrose son mari d’eau très froide pour le guérir. Il décède le soir même d’une pneumonie.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.
8.
Dans sa Smart électrique, Lucy roule à tombeau ouvert dans le sillon laissé par l’ambulance. Soudain, une voix résonne dans l’habitacle.
– Je peux rester avec vous, mademoiselle ? Je préfère votre conversation à celle des deux ambulanciers. Ils m’exaspèrent, et je ne supporte pas de ne pas pouvoir intervenir. Vous, au moins, vous m’entendez.
Mais bientôt, elle est forcée de s’arrêter, de nouveau bloquée dans un embouteillage.
– Pourquoi ils n’utilisent pas le trottoir ? s’indigne l’écrivain.
– Parce qu’il y a des piétons sur les trottoirs. De toute façon, cela ne sert à rien de vous énerver. Vous pouvez traverser la matière mais pas nous. Nous sommes bloqués.
– On ne peut pas prendre un hélicoptère ? demande Gabriel en soupirant. Puis il se reprend : Excusez-moi, c’est l’émotion. Heureusement que vous êtes là. Mais je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi vous m’aidez, mademoiselle Filipini.
– Je vous l’ai dit, votre livre a changé ma vie.
– Nous les morts ? Mais c’est mon plus grand échec commercial ! L’éditeur n’a vendu qu’un dixième du tirage, tout le reste est parti au pilon. Il a dû rester une semaine tout au plus en vitrine des librairies. Il n’a pas eu droit à un seul article dans un seul média. Ainsi meurent les livres qui ne trouvent pas leur public.
– Il m’a trouvée moi. Et maintenant que je connais mieux le monde invisible, je peux vérifier les informations qu’il contient. Certaines choses que vous dites sont justes, mais il y a beaucoup d’inexactitudes.
La Smart est toujours à l’arrêt. Des klaxons agacés couvrent le bruit de la sirène de l’ambulance. Certains tentent des manœuvres hardies, qui ne font qu’ajouter au chaos ambiant.