– Pourtant tu l’as écrit dans Nous les morts : 90 % de l’humanité est superstitieuse ou croyante.
– Ce n’est pas parce que je l’écris dans mes romans que j’en suis intimement persuadé. Tu sais que je suis avant tout un être qui doute. Mais il est vrai que j’ai aussi écrit que ne pas s’intéresser à ce qu’il va advenir de nous est une forme d’inconscience.
– Je n’ai jamais compris comment tu te positionnais par rapport à tous ces sujets.
– Je suis un explorateur intrigué. Après tout, vouloir savoir ce qu’il se passera après notre trépas me semble une curiosité légitime, non ?
Ils observent les cinq personnages et leur médium.
– Bon, en tout cas, Samy et ses sœurs ont l’air plutôt sympathiques, reprend Gabriel. Je dois t’avouer que j’avais des doutes sur son intégrité, mais M. Daoudi devenu Serge Darlan n’est pas l’escroc que je craignais. C’est juste un comptable qui a eu la malchance d’avoir un patron malhonnête qui lui a fait cacher de la drogue et porter le chapeau.
– Si ce n’est que Samy s’est quand même enfui…
– Il a voulu sauver sa peau. Mais à le voir, on se rend bien compte que c’est juste un petit garçon qui espère avoir une conversation avec sa maman adorée…
– Alors on fait quoi, fiston ?
– Nous n’avons pas le choix, j’ai promis à Lucy. À nous de remettre sur les rails cette histoire d’amour interrompue. On va rester jusqu’à ce qu’ils aient fini cette cérémonie et on va suivre Samy pour obtenir son adresse. Ce sera ensuite à elle de jouer.
En dessous d’eux, une des sœurs pleure car elle va devoir renoncer à celui qu’elle aime, mais elle ne rompt pas pour autant le contact avec les mains de ses sœurs.
Faustina Smith-Wellington, pour sa part, garde cet air grave censé rappeler à ses clients que quoi qu’il se passe, cela ne dépend pas d’elle mais du monde invisible dont elle n’est qu’une humble servante.
53.
Lucy sonne à l’adresse que lui a donnée l’éditeur de Moisi. C’est une soirée privée dans un appartement chic de Paris, en face de la Comédie-Française. Elle pensait pouvoir forcer l’entrée grâce à sa carte de police, mais ce sont son physique et sa robe qui lui servent de passe-droit. En effet, le valet en tenue stricte qui lui ouvre la jauge rapidement de haut en bas puis lui autorise l’entrée sans rien lui demander de plus. Dès qu’elle a franchi le seuil de l’immense appartement, elle aperçoit une petite foule composée de jeunes femmes maigres et élégantes, courtisées par des hommes plus âgés et bedonnants. Une vingtaine de serveurs circulent pour verser du champagne ou servir du caviar. Lucy est d’autant plus surprise que l’éditeur de Moisi lui a signalé qu’il s’agissait de l’appartement d’un politicien d’extrême gauche plutôt véhément dans ses attaques contre le monde capitaliste. Elle se souvient de ses discours contre les banques qui affament le peuple, ou de ses positions favorables à un impôt à 100 % sur les plus grosses fortunes de France. Les seuls éléments qui pourraient permettre d’identifier les convictions politiques du propriétaire de ce superbe lieu sont des portraits de Staline, Che Guevara, Fidel Castro, Mao Tse Toung, Hugo Chávez et Pol Pot, qui ornent tous les murs.
Elle s’adresse à un convive qui la fixe avec insistance :
– Je cherche Jean Moisi.
– Moisi ? Il doit être sur la terrasse.
Elle s’engage dans l’escalier et découvre une terrasse de cinq cents mètres carrés qui donne sur tout Paris illuminé. Plusieurs baffles diffusent des chants révolutionnaires d’Amérique latine. Sur des divans sont installées une centaine de personnes parmi lesquelles Lucy reconnaît des acteurs célèbres (souvent engagés à l’extrême gauche), des journalistes, des avocats médiatiques, des chanteurs. La plupart fument le cigare et boivent du champagne. Au milieu circulent des filles encore plus jeunes qu’à l’étage inférieur, dont Lucy se demande même si elles sont toutes majeures. Mais comme elle n’est pas là pour enquêter sur les délits de droit commun, elle interroge à nouveau ceux qu’elle croise pour savoir où se trouve Moisi. Finalement, un homme obèse consent à l’informer :
– Quand on ne sait pas où il est, c’est soit qu’il se tape une fille dans les toilettes, soit qu’il se fait une ligne de coke derrière cette haie de plantes.
Elle avance dans la direction indiquée et trouve en effet le célèbre critique littéraire en train de sniffer de la poudre blanche avec un billet de cent euros roulé en tube. Une fille peu vêtue est assise à califourchon sur ses genoux.
– Puis-je vous parler, monsieur Moisi ?
Elle montre sa carte de police. Il l’examine de la tête aux pieds comme s’il s’agissait d’acheter un cheval de course : il fixe un instant sa poitrine, revient sur ses jambes, puis hausse les épaules en dégageant la fille qui est assise sur ses cuisses.
Lucy s’assoit face à lui tandis qu’il se sert une coupe de champagne et boit son contenu d’un trait.
– Nous enquêtons sur l’assassinat de Gabriel Wells. Or il se trouve que vous avez proféré des menaces de mort à la télévision la veille de son décès.
– Encore Wells ! Celui-là, il m’enquiquinera décidément même après sa mort ! Quelle plaie !
– L’avez-vous tué ?
– Non, mais je me réjouis qu’il soit mort, et si je pouvais rencontrer son assassin je lui donnerais une médaille sans hésiter.
Il se ressert en champagne, sans prendre la peine de lui en proposer, et lève sa coupe avec un rictus méprisant.
– Qui cela pourrait-il être, selon vous ?
Il réfléchit comme s’il était à la recherche d’une inspiration poétique.
– Vous voulez vraiment que je vous dise ? À bien y réfléchir, je crois savoir qui l’a tué.
Il inspire avec nervosité.
– Je vous écoute.
– Lui-même. Ce qu’il écrivait était si mauvais qu’un sursaut d’intégrité aura entraîné une prise de conscience de sa propre médiocrité et cela l’aura anéanti.
– L’analyse de son sang prouve qu’il a été empoisonné.
– Cela n’est pas incompatible, il a fait des études de criminologie. Qui mieux que lui peut trouver le poison le plus efficace pour mettre fin à ses jours ? Oui, j’en suis persuadé, il devait se dégoûter lui-même. Il se sera regardé dans une glace et dit que l’escroquerie avait assez duré, qu’il fallait laisser la place aux vrais écrivains. Ce serait bien là la seule idée intéressante qu’il ait jamais eue, si vous voulez mon avis.
Quelques convives viennent vers lui pour le saluer.
– Ah ! Jean ! J’ai adoré votre prestation à la télévision la dernière fois, lui dit une femme d’une quarantaine d’années couverte de colliers et de bracelets précieux. Vous l’avez bien ridiculisé, ce Gabriel Wells ! C’est important que des gens comme vous défendent la qualité contre la médiocrité littéraire ambiante. Pourrais-je avoir un autographe ? Je le mettrai dans un de vos livres. Je les ai tous.
Il regarde la femme de haut en bas, hésite un instant sur la conduite à adopter, remarque qu’elle doit avoir la peau lissée par des injections de Botox et consent finalement à signer rapidement le papier qu’elle lui tend.
Une autre femme arrive et en profite pour réclamer la même chose dans une surenchère de compliments.
– Donc, le suicide de Wells, reprend le critique littéraire à l’intention de Lucy. Enquêtez dans cette direction, vous verrez que ce n’est pas aussi extravagant que cela en a l’air.