Or, à force de s’élargir et de s’étirer, son aura finit par se déchirer par endroits. Elle n’est plus protégée. Gabriel n’a dès lors aucune difficulté à enfoncer son doigt dans le crâne de son ennemi et ainsi entrer en contact direct avec son esprit :
– Est-ce que tu as tué Gabriel Wells ?
Le critique sursaute.
– Qui me parle !?
– C’est moi, Alain Rotte-Vrillet. Si c’est le cas, tu as bien fait, moi aussi je déteste cet auteur. Tu peux tout me dire. Je serais si fier de toi si tu avais eu ce courage.
– J’aurais bien aimé le faire. Je l’ai toujours détesté.
– Donc tu ne l’as pas fait ?
Moisi cherche d’où vient cette voix dans sa tête. Estimant que cela doit être un délire produit par les cristaux, il boit au robinet comme s’il espérait se laver le sang. Il s’asperge le visage.
Gabriel veut continuer à l’interroger, mais une voix résonne au-dessus de lui.
– Arrêtez !
Il se retourne et reconnaît celui qui lui parle.
– Arrêtez tout de suite de vous faire passer pour moi !
C’est le vrai Alain Rotte-Vrillet dans son uniforme de membre de l’Académie française, avec son habit et son épée dont le pommeau représente des corps nus de femmes entrelacés. Gabriel franchit le plafond mais l’autre le poursuit au-dessus du toit.
– Comment osez-vous parler en mon nom le jour de la remise de mon prix ? Je ne laisserai jamais l’un de mes lauréats se faire manipuler par une âme errante ! Moisi n’a peut-être pas détruit votre enveloppe charnelle, mais moi je vais vous détruire ici et maintenant.
Il dégaine son épée d’académicien. Gabriel Wells hausse les épaules :
– Vous ne pouvez pas me faire de mal, je suis un pur esprit.
– Tu crois ça, petit écrivaillon ? Souviens-toi, quand tu étais enfant, tes plus grandes douleurs, tes plus grandes frayeurs ont-elles été causées par des blessures physiques ou psychiques ?
L’académicien, dans un grand geste de sa cape verte, fait apparaître un personnage avec un large chapeau noir, des lunettes noires et une barbe noire qui tient un paquet ouvert.
– Tu veux un bonbon, petit ? Vas-y, goûte mes bonbons !
Surpris, Gabriel a un mouvement de recul.
– Mon métier d’écrivain m’a permis de développer un sens aigu de la psychologie, dit Rotte-Vrillet. J’ai par exemple le don de sentir, quand je vois un adulte, ce qui lui faisait peur quand il était jeune. Et je sens que toi, tu avais peur de te faire kidnapper ! Regarde qui est avec nous. Tu reconnais ce monsieur avec son grand manteau, ses lunettes de soleil et son chapeau noir ? C’est le croque-mitaine !
– Allez, prends un bonbon mon petit, tu vas voir, ils sont délicieux ! insiste le personnage.
– NON, JE NE VEUX PAS DE VOS BONBONS ! hurle Gabriel.
Le croque-mitaine s’avance.
– Allez, prends un bonbon, je te promets qu’ils ne sont pas empoisonnés. En tout cas, ils ne tuent pas. Tout au plus ils te feront dormir. Et après, tu feras de jolis rêves. Tranquille. Dans ma cave. Avec tous les autres enfants que j’ai déjà attrapés.
– Non !
Gabriel tremble. Rotte-Vrillet triomphe.
– Voilà un adversaire à ta hauteur.
Le croque-mitaine ne cesse de se rapprocher.
Gabriel comprend que, comme son corps prend l’apparence correspondant à l’idée qu’il s’en fait, il est en train de redevenir un petit garçon. Il regarde ses mains potelées d’enfant, ses vêtements qui indiquent qu’il a tout au plus six ans.
– Le croque-mitaine fait souffrir ton esprit, hein ? Pourtant, tu sais qu’il ne peut pas vraiment te nuire. Seule ton imagination est responsable de cette torture. Or, comme tu es un auteur plein d’imagination, tu souffres beaucoup plus que les autres.
– FAITES-LE PARTIR ! crie Gabriel.
– En fait, ça a toujours été lui qui te faisait peur, le croque-mitaine kidnappeur. C’est pour cela que tu as écrit des articles à charge sur les réseaux pédophiles belges, et puis contre tous ceux qui aimaient les fêtes libertines un peu corsées. Quel intérêt y a-t-il à s’amuser si c’est autorisé ? Être puissant, c’est précisément oser faire ce qui est interdit. Tous les hommes de pouvoir font ce qui est interdit. C’est pour cela qu’ils se battent. Ce n’est pas pour l’argent, ni par désir de puissance, mais pour les orgies réprouvées par la morale.
– Faites-le partir !
– Dans mes livres, je n’ai fait que révéler cette vérité. La motivation des politiciens et des journalistes, ce sont ces petites fêtes très spéciales. Celles auxquels le vulgum pecus n’a pas accès. Et toi qui voulais… les dénoncer !!!
Il éclate de rire alors que Gabriel ne cesse de rajeunir et que le croque-mitaine lui tend des bonbons.
– Le directeur du comité de surveillance morale ou l’animateur de télé ? C’étaient mes amis. Pur hasard. Comme Moisi. Et toi, quelles sont tes perversions, Wells ? Sabrina ? Es-tu sûr que ce genre de sexualité conventionnelle te suffit ? Tu n’as pas au fond de ta tête, toi aussi, des fantasmes inavouables ? À quoi penses-tu durant l’amour ?
Rotte-Vrillet ricane et le croque-mitaine continue de répéter :
– Allez, prends un bonbon, cela te fera du bien. Tout ira mieux avec un petit bonbon !
Gabriel n’arrive plus à réfléchir ni à parler. Cette peur enfantine dépasse sa raison.
Il se sent de plus en plus petit, de plus en plus fragile.
C’est alors qu’un mot enfantin s’échappe de sa bouche :
– Au secours, papi !
58.
Ignace Wells vole dans la lumière. Il est attiré au centre de la galaxie où se trouve le vortex qui aspire les âmes. Autour de lui, de plus en plus d’esprits virevoltent.
Il s’adresse à une vieille dame :
– Vous allez être réincarnée en quoi ?
– Je compte me réincarner en chien. J’en ai marre de la vie de femme ; mon chien, lui, avait l’air heureux. Jouer toute la journée avec des enfants à rapporter une balle et enterrer des os doit être bien agréable.
– Moi, je vais me réincarner en président de la République, dit un homme au-dessus d’eux. Et vous ?
– Moi, on m’a réservé une place d’acteur porno. Dans ma vie précédente, j’avais une vie sexuelle désastreuse, je veux me rattraper.
– Faites attention, il y a forcément aussi des inconvénients, dit la vieille dame qui veut se réincarner en chien.
Ils franchissent ensemble les membranes qui séparent les sept ciels. Sept couleurs, sept expériences. Puis ils se retrouvent dans un décor blanc au centre duquel se trouve la longue file des morts qui attendent leur jugement. Des anges volettent au-dessus d’eux.
Ignace en interpelle un et signale qu’un fœtus l’attend et que ce serait donc bien qu’il soit jugé rapidement pour éviter de rater son incarnation.