– Allez ! Profitez de ces instants de pur esprit pour faire ce que vous aviez tant de difficultés à effectuer dans la matière : découvrir la vérité. Pendant ce temps, je vais explorer les possibilités de votre corps pour retrouver des sensations anciennes, comme manger et dormir. Après tout, je réalise un de mes fantasmes : être dans la peau d’une femme.
Cette dernière phrase ne rassure pas Lucy. Elle hésite à insister pour avoir la garantie qu’elle récupérera son corps, mais Dolorès lui fait signe qu’elle est prête à l’accompagner pour aller voir ce qu’il se passe chez Samy.
– Allez, on y va ! À tout à l’heure, Gabriel.
Une fois qu’elle est partie, l’écrivain appelle l’infirmière.
– Hum… mademoiselle, je sais que l’exsanguino-transfusion risque de prendre du temps, mais j’ai très faim. Est-ce que je pourrais avoir quelque chose à manger ?
Cette dernière lui trouve un plateau-repas malgré l’heure décalée : salade de lentilles, morceau de saumon bouilli, purée et compote. Le tout est servi avec une bouteille de jus de pomme. Gabriel-femme contemple cet assortiment comme un tableau de maître et commence par la boisson, qu’il garde longtemps en bouche, lui trouvant mille saveurs. Il détecte, en même temps qu’il boit, une petite carie dans une molaire.
Il faudra qu’il la signale à Lucy, se dit-il – pour sa part, il déteste aller chez le dentiste et n’a pas l’intention de le faire pour un corps qu’il devra bientôt restituer.
Après s’être délecté pendant quelques minutes de chaque gorgée du jus de pomme, il goûte la salade de lentilles, découvre avec ravissement des carottes, repère des lardons, hésite à les manger, puis, se souvenant de sa promesse, les repousse sur le bord de son assiette.
Il sent le goût de l’huile qui accompagne les lentilles, quelques infimes grains de sel et même de poivre. Tout lui semble délicieux, il a l’impression de sentir les molécules d’énergie que transporte toute cette précieuse nourriture.
Il goûte ensuite la purée, mais il ne se rappelle plus si les vegans mangent ou non du poisson. Dans le doute, et par respect pour Lucy, il ne consomme qu’une bouchée du saumon, qu’il trouve délicieux. La compote achève de le ravir.
Vladimir Krausz toque alors à la porte et entre.
– On a poussé plus loin les analyses : vous avez dans votre sang, en plus de l’héroïne, de la cocaïne et même des méthamphétamines ! On dirait qu’ils ont voulu vous rendre accro à toutes les drogues en même temps.
– Tu peux me guérir, Vladimir ?
– Oui, le lavage du sang devrait vous sauver, mais il va vous falloir du repos.
– Peux-tu, enfin, pouvez-vous (il s’aperçoit que le tutoiement perturbe son interlocuteur) aussi, pour me rendre service, m’acheter des vêtements plus… confortables ? Il me faudrait un survêtement, des baskets, et puis un soutien-gorge en coton pour le sport. Ils m’ont volé mon téléphone portable. Vous croyez que vous pourriez m’en fournir un ? Je vous rembourserai plus tard. Ils m’ont aussi subtilisé mon portefeuille.
– Autre chose ?
– Un flingue.
Il ne peut cacher sa surprise.
– Non, je plaisante, le rassure Gabriel-femme. Un taser devrait suffire, ou même un couteau ou une bombe lacrymogène. N’importe quoi pour me défendre au cas où mes poursuivants arriveraient à me retrouver.
Vladimir se demande si elle se moque de lui.
– C’était bon, le plateau-repas ? Si cela ne vous plaît pas, je peux demander au traiteur de vous livrer quelque chose.
– C’est le meilleur repas que j’aie fait de toute mon existence ! Vraiment. Et tu, enfin… vous ne pouvez pas savoir comme je me sens bien dans ma peau à cet instant.
Vladimir Krausz a l’impression de ne comprendre qu’à moitié les allusions de cette si jolie patiente dont il n’arrive pas à soutenir l’intense regard.
66.
– Comment ça, tu l’as perdue ?! Tu veux me faire croire qu’après avoir reçu son « cocktail de bienvenue », elle est arrivée à ouvrir sa cellule, voler la voiture d’un de tes gars, et en plus les semer dans le trafic parisien ? Tu te rends compte de ce que tu me racontes, Christophe ? Tu m’avais promis que je n’entendrais plus parler d’elle ! Tu réalises le risque que tu me fais courir ? Alors, si cela ne te dérange pas, tu vas me la retrouver, et vite !
Dolorès et Lucy volent au-dessus de Samy qui peste dans son smartphone.
– Eh bien voilà, maintenant tu es fixée sur la vraie personnalité de ton amoureux…
– Je n’arrive pas à y croire. Tu penses que c’est lui qui est derrière tout ça ?
– Si tu doutes encore, permets-moi de te dire que tu n’es pas naïve mais carrément conne. Tu l’as entendu ! Il a dû faire appel à des amis à lui qui sont impliqués dans une sorte de réseau de traite des Blanches pour se débarrasser de toi !
Samy, pendant ce temps-là, continue de hurler dans son smartphone :
– Pas question de renoncer ! Je t’ai demandé ça comme un service personnel et toi tu as complètement foiré. Il faut la retrouver car elle connaît mon adresse, et elle a beau être un peu gourde, elle va finir par piger ce qui lui est arrivé.
– Là, tu vois, à cet instant précis, si j’étais incarnée, je saisirais le premier objet contondant venu pour le lui écraser sur la figure. Et après je l’achèverais à coups de talon…
– Vouloir tuer est une réaction primitive. Crois-moi, ce n’est pas la solution, il nous rejoindrait dans l’invisible. Écoute, Lucy, c’est à nous deux d’inventer une vengeance plus adaptée grâce à notre connaissance des deux côtés du monde.
La sœur de Samy, Sonia, surgit.
– Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu cries, Sam ?
– J’ai demandé à Christophe de récupérer Lucy dans son réseau et cet imbécile l’a laissée filer. Maintenant elle est dans la nature.
– Je te l’ai dit, tu n’aurais pas dû prendre de risques, tu aurais mieux fait de t’en débarrasser vraiment au lieu de vouloir simplement l’éloigner.
– Ce n’est pas si simple, elle était vraiment amoureuse de moi.
– Et alors ? Ne me dis pas que tu l’étais toi aussi ?
– Ce n’est pas ça, tu ne peux pas comprendre ! Elle semblait si heureuse de me revoir que c’en était émouvant.
– Ton côté sentimental te perdra… Tu vois ce qui se passe : elle est dans la nature en possession d’une montagne d’informations sur nous. Tu imagines, si elle nous balance aux flics ?
Le smartphone bipe, signalant l’arrivée d’un message.
– C’est Christophe, dit Samy. Il me dit qu’il avait par précaution cousu sur ses vêtements une balise électronique. Ils ont donc pu retrouver sa trace, elle est dans une clinique. Ses hommes de main devraient rapidement lui mettre la main dessus.
Lucy et Dolorès réagissent immédiatement.
– Il faut avertir Gabriel qu’il est en danger, dit Dolorès.
Elles volent à toute vitesse pour rejoindre le laboratoire de Krausz, traversent le toit, les plafonds, et arrivent dans la chambre de Gabriel.
– Vite, Gabriel, vous devez partir !
– Il reste encore quelques minutes avant que tout « notre » sang soit nettoyé.
– On n’a pas le temps. Vos poursuivants arrivent.
Il éteint la pompe et enlève l’aiguille de la perfusion.