Выбрать главу

– Comment ont-ils pu me retrouver ici ?

– Ils avaient installé une puce, lui explique Dolorès, dans les vêtements laissés à votre disposition.

– Je vois que la clinique vous a apporté de nouveaux vêtements. Mettez-les vite et déguerpissez.

Gabriel-femme enfile le survêtement et les chaussures de sport, et quitte sa chambre ainsi vêtu.

– Vous allez où, mademoiselle Filipini ? demande Ghislaine, surprise de la voir déjà repartir.

– J’ai une urgence, je dois filer. Ah, encore une chose, des hommes risquent de venir et de demander à me voir, c’est un ex que j’ai éconduit, avec peut-être quelques amis à lui. Ne tentez même pas de discuter et chassez-les. S’ils insistent, appelez la police, je ne veux vraiment plus le voir.

Comme Ghislaine ne semble pas convaincue, Gabriel-femme cherche un argument, puis, se souvenant d’une formule à la mode, il poursuit :

– Cet homme est un pervers narcissique.

L’expression semble résonner très clairement dans l’esprit de Ghislaine, qui lui fait un signe de connivence.

– Bravo Gabriel, vous semblez avoir acquis un peu de psychologie féminine en entrant dans mon corps.

– Je prends ça pour un compliment. Et maintenant, où vais-je pouvoir trouver refuge ?

– Chez moi. Maintenant que vous vous êtes débarrassé de la puce, il ne pourra pas vous retrouver. Il n’a aucun moyen de savoir où j’habite.

Gabriel-femme est déjà dans la Porsche et fonce dans les rues parisiennes, craignant de croiser Samy ou ses hommes de main.

Arrivé chez Lucy, Gabriel-femme s’effondre dans le divan. Les chats viennent vers lui en miaulant, mais certains, après un premier élan spontané, marquent un temps, comme méfiants.

– Ils ne sont pas dupes. Ils reconnaissent mon apparence et mon odeur, mais perçoivent que l’esprit qui se trouve dans mon corps n’est pas le mien, explique Lucy.

Les chats se frottent contre sa jambe et poussent de petits miaulements.

– Ils ont faim, il faut les nourrir.

Gabriel se lève et, sur les indications de Lucy, sort des croquettes, ouvre les boîtes de pâtée et allume la fontaine à eau pour les treize félins. Il repère une chaîne hi-fi, l’allume et sélectionne l’Adagio pour cordes de Samuel Barber.

Enfin, il s’accorde ce dont il rêvait : un bain.

Il redécouvre le bonheur de s’immerger dans de l’eau tiède, qui doit lui rappeler inconsciemment sa phase de gestation dans le ventre de sa mère.

Ah, si seulement je pouvais revivre une deuxième fois la même vie, songe-t-il. Rien que pour bien la comprendre à l’aune des connaissances que j’ai acquises récemment… Et aussi pour la savourer vraiment, au lieu de la traverser comme un passager de train qui circule à travers de splendides décors en oubliant de les observer…

Il inspire et sent diverses fragrances. Il se réjouit d’avoir retrouvé son odorat, ferme les yeux et laisse venir à lui en un diaporama rapide des images de son passé qu’il associe à des parfums : sa prime enfance (l’odeur du lait de sa mère quand il la tétait), ses jeux avec son frère (l’odeur ignoble quand il pétait pour rigoler), son père qui l’invite dans son laboratoire (l’odeur du soufre et du potassium chauffés sous le bec Bunsen), sa mère qui lui tire les cartes (son parfum à la rose et l’odeur de ses vieilles cartes de tarot usées), l’école où il racontait ses histoires de monstres aux filles à la fois horrifiées et attentives (elles sentaient le parfum bon marché avec un arrière-fond de patchouli et de bubble-gum), la fac de criminologie où il a vu son premier cadavre (l’odeur épouvantable qui en émanait, mélangée à l’odeur de formol censée la camoufler, qui lui avait fait se dire à l’époque que le pire dans la mort était la puanteur qu’elle dégageait). Il se souvient d’autres moments précis : la première fois qu’il a fait l’amour (il avait passé beaucoup de temps à renifler la peau de sa compagne et avait jugé que c’était ce qu’il y avait de meilleur). L’un de ses premiers reportages (il se déroulait dans un sous-marin et Gabriel avait respiré l’odeur des embruns iodés, puis l’air vicié dans le volume de l’habitacle). Il se souvient de son premier saut en parachute (l’odeur de sa propre sueur avant de se jeter dans le vide). La première fois qu’il a fait de la plongée sous-marine, découvrant ainsi la sensation fantastique, déjà, de voler (l’odeur de l’embout de plastique de la bouteille). Sa rencontre avec son éditeur (l’odeur de son après-rasage à la bergamote). Sa première visite à l’imprimerie pour assister à la fabrication de son livre (les odeurs caractéristiques de l’encre industrielle, celles de l’huile chaude des rouages des grandes presses rotatives Cameron et des feuilles de papier fraîchement imprimées). Il se rappelle que, lorsqu’il a tenu pour la première fois entre ses mains son roman publié, il l’a longtemps reniflé et a ressenti l’envie de se suicider pour que sa vie s’arrête à cet instant tant attendu.

D’autres effluves surgissent dans sa mémoire : des odeurs de chocolat chaud, de nuques de femmes, de fougères, de beignets sur la plage, d’oignons frits dans sa cuisine… Puis son dernier anniversaire, l’odeur des bougies mélangées à la crème du gâteau, le parfum de Sabrina, celui d’autres de ses ex-fiancées présentes ce jour-là, l’odeur du champagne puis du vin rouge, l’odeur du café, l’odeur des draps propres (avec un relent de lessive à la lavande) dans lesquels il s’était couché pour la dernière fois, et enfin le matin où, devant chez le fleuriste, il n’avait pas senti la moindre odeur. Il songe que l’odorat est le premier sens et aussi le plus puissant, car c’est lui qui permet au nouveau-né de reconnaître l’odeur de sa mère, et la perte de ce sens signifie la fin.

Alors, il jouit de l’avoir temporairement retrouvé. Il saisit un à un les flacons colorés à sa portée et les renifle : shampooing, baume démêlant, masque hydratant, gel douche, savon liquide moussant. Il verse cette dernière substance et, au contact de l’eau qui coule du robinet, des nuages de mousse blanche savonneuse se forment.

Gabriel-femme inspire profondément.

Depuis le salon, l’adagio de Samuel Barber monte, apportant encore plus de solennité au moment.

Il enfonce sa tête sous l’eau.

Il se souvient de la seconde où il a vu Lucy entrer dans la salle d’attente de Frédéric Langman, son saut par la fenêtre, son premier vol, l’instant où il a compris qu’il était mort. Il a un frisson. Il se remémore le moment où il a vu son corps depuis le plafond de sa chambre. La seconde où l’un des réanimateurs a annoncé que c’était fichu. Il se rappelle son enterrement, la découverte du nécrophone et son entrée dans le corps de Lucy.

Et si… toutes ces étranges secondes n’étaient que des hallucinations ? S’il était dans un rêve un peu plus élaboré que ceux qu’il fait habituellement ? Il a soudain un énorme doute sur sa propre existence, son passé, son présent.

Non ! Cela ne peut pas être un songe.

Il s’était lui-même fixé pour règle de ne jamais recourir dans ses romans à « Ce n’était qu’un rêve » ou « Il y avait un frère jumeau caché ». Cela aurait été tricher. Trop facile, donc indigne d’un auteur exigeant. Il reprend sa réflexion.

Donc ce n’est pas un rêve.

Donc c’est sa vraie vie passée.

Donc c’est sa vraie mort récente.

Donc il est vraiment, temporairement, réincarné dans un corps de femme. Aussi bizarre que cela puisse paraître.

Il sort la tête de l’eau, telle une île affleurant à la surface mousseuse de la baignoire.

Et me voilà devenu celle que je voulais approcher.