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C’est pourtant bien l’esprit de l’écrivain qui a pris le dessus. Il cherche l’ordinateur de Lucy. Par chance, elle possède un appareil nouvelle génération qui fonctionne avec l’empreinte du doigt, ce qui lui évite d’avoir à trouver le mot de passe.

Une fois l’ordinateur allumé, il commence à écrire.

« Qui… m’a… tué… ? »

Plus que jamais, il est conscient que le réel est inimitable et souvent « invraisemblable », et qu’il n’est, en tant qu’auteur, que l’humble imitateur du Créateur qui invente en permanence des situations insolites. Il imagine alors pour son texte la dédicace suivante :

« Au grand scénariste qui a inventé le monde complexe dans lequel nous vivons. De la part d’un admirateur inconditionnel. »

Il essaie de bien se remémorer en détail tout ce qui lui est arrivé, note chaque péripétie et entame son récit, alternant scènes de dialogue et scènes d’action.

De nouveau, il se demande quelle pourra être sa dernière phrase, se disant qu’il faudrait une chute inattendue.

Il se souvient alors de l’Esclapion, un établissement de soins imaginé par le médecin grec Esculape, qui soignait les fous en les mettant dans un labyrinthe souterrain. Lorsque enfin les malades, après avoir erré dans l’obscurité, repéraient une lueur, couraient vers le puits de lumière, levaient leur visage en direction de la lumière qui indiquait la sortie, ils recevaient sur la tête le contenu d’un grand seau rempli de serpents. L’effet était radical. L’ancêtre de l’électrochoc, en quelque sorte – les bienfaits de la surprise finale.

De la même manière, les bonnes intrigues sont des dédales dans lesquels le lecteur cherche la lumière indiquant la sortie et, au moment où il croit la trouver, il faut qu’il reçoive un seau de serpents.

Gabriel se rappelle aussi que le médecin Esculape a péri frappé par la foudre (de Zeus ?) pour avoir tenté de ressusciter les morts.

Il s’aperçoit que son esprit dérive. C’est son grand défaut : sa mémoire lui offre de multiples axes de réflexion, mais le détourne aussi parfois de sa ligne narrative.

Il faut tenir le cap.

Il tape à grande vitesse une sorte de plan global.

Mais le problème, réalise-t-il bien vite, est que ce qui lui est réellement arrivé n’est pas crédible. Personne ne croira une seconde à l’histoire de sa mort et de sa réincarnation temporaire en femme.

Il tape de plus en plus vite. Rien que le fait de sentir pianoter ses doigts aux ongles trop longs et d’entendre claquer les touches lui apporte un sentiment de plénitude.

L’idéal serait que sa vie se prolonge de la sorte, avec son corps de jeune femme et son esprit de vieil écrivain. Et qu’est-ce qui l’en empêche, après tout ? La parole qu’il a donnée à Lucy de lui restituer son corps quand elle le réclamerait ?

Il écrit et sent son esprit qui court de ligne en ligne comme un cheval galopant dans la forêt.

Il a l’impression d’avoir retrouvé son unité en un esprit cohérent. Finalement, c’est peut-être cela qui lui manquait le plus quand il était un pur esprit : taper sur le clavier d’un ordinateur pour créer le sillon de l’intrigue.

L’écriture me sauve. C’est le seul moment où je me retrouve vraiment. C’est le seul espace où je ne me contente pas de suivre les événements, puisque c’est moi qui les crée.

Il continue à rédiger des chapitres de son histoire jusqu’à ce que ses yeux commencent à le brûler.

Il regarde la pendule ; elle indique 12 h 30. Il a écrit pratiquement quatre heures sans même s’en apercevoir.

Il enfile une veste, sort dans la rue et hèle un taxi, résigné à devoir s’accommoder du mode de locomotion poussif des vivants.

S’il était une âme errante, il serait déjà arrivé.

Le chauffeur diffuse une musique saccadée et a poussé le volume à fond. Lorsque Gabriel-femme lui demande de baisser le son, il lui répond qu’il est dans son véhicule et qu’il fait ce qu’il veut.

Gabriel redécouvre ainsi les inconvénients d’être dans la matière, a fortiori lorsqu’on est une femme…

Avec la stature réduite et les muscles moins puissants de Lucy, il ne peut pas se permettre, en cas de conflit, d’en arriver à la menace physique. Dans le rétroviseur, le regard du chauffeur est plein de concupiscence.

Gabriel-femme a un frisson désagréable. Son ventre se fait de nouveau douloureux.

– Détendez-vous ma petite dame, nous sommes bientôt arrivés.

Gabriel-femme a le sentiment d’être une proie potentielle face à un prédateur. Comme pour confirmer cette impression, le chauffeur sourit de toutes ses dents et passe sa langue sur les lèvres dans un geste sans équivoque. Enfin, ils arrivent à destination.

– Et voilà, ma jolie petite dame. Vous voyez, avec moi tout se passe toujours bien. Cela fera 35 euros.

Gabriel-femme lui donne la somme réclamée.

– Et mon pourboire !? réclame le chauffeur d’un air effaré.

Gabriel ne répondant pas, l’autre lui lâche une insulte sexiste.

L’écrivain prend conscience que toutes les fois où il a tenté de se mettre dans la peau d’une femme pour un personnage, il était loin du compte. Il commence désormais à comprendre.

Il arrive devant l’immeuble où vit son frère. Il sonne à l’interphone.

– C’est pour quoi ?

– C’est Lucy Filipini.

– 5e droite.

L’ascenseur étant en panne, Gabriel-femme emprunte les escaliers et découvre son frère qui l’attend sur le seuil.

– Quel plaisir de vous retrouver, mademoiselle Filipini. Je ne m’attendais pas à ce que vous… veniez chez moi. Je ne sais même pas comment vous avez eu mon adresse personnelle et…

– Vous avez un peu de temps ? Vous voulez toujours que nous déjeunions ensemble au restaurant ? Allons-y, j’ai faim.

Thomas enfile un manteau puis l’emmène dans un bistrot chic à proximité. Une fois sur place, il laisse la jeune femme passer devant et lui propose la banquette. Au moins, Gabriel-femme profite de la galanterie masculine… Il s’assoit et retire discrètement ses chaussures à talons dans lesquelles il n’est décidément pas à l’aise.

– Votre visite est si… inattendue.

– On mange quoi de bon ici ?

– C’est marrant, c’est typiquement une expression de mon frère.

Un moment il a peur que sa manière de parler ne trahisse son identité, mais cette voix qui résonne dans son crâne le rassure. Sa voix est aiguë, finalement très différente de l’intérieur à celle qu’il entendait chez Lucy quand il n’était pas dans son corps.

– Pourquoi souhaitiez-vous me voir si vite ? Vous enquêtez toujours sur la mort de mon frère ?

– Vous avez fabriqué un nécrophone, n’est-ce pas ?

– Comment pouvez-vous savoir ça !?

Gabriel-femme cherche une explication et finit par lâcher :

– C’est Gabriel qui me l’a dit lors de nos séances. Il m’a dit qu’il avait dialogué avec vous par le truchement de cette machine.

– Alors c’était vraiment lui, j’ai vraiment parlé à mon frère mort…

– Ce qui est sûr, c’est que j’ai eu une communication médiumnique avec lui et il m’a parlé de votre machine. Il m’a dit qu’elle était tombée en panne. Vous l’avez réparée ?

– Non… Malheureusement, la pièce qui a grillé n’est pas facile à se procurer. Je l’ai commandée. Je pense la recevoir la semaine prochaine.

Un serveur leur tend deux menus.

– Le plat du jour est de la dinde aux marrons.

– Et le poisson ? demande Thomas.

– De la raie aux câpres.

– Je vais prendre ça.

– Hum… Je suis vegan, annonce Gabriel-femme qui se souvient de la promesse faite à Lucy de ne pas faire entrer de « cadavres d’animaux » dans son corps.