– Nous n’avons pas à proprement parler de menu végétarien, mais on peut vous servir la salade César sans lardons ni aiguillettes de poulet.
Gabriel indique d’un signe que ça ira très bien et reprend :
– Comment avez-vous réussi à fabriquer cette extraordinaire machine ?
Thomas apprécie cet intérêt pour son travail. Il boit son verre d’eau d’un trait, puis se penche vers Gabriel-femme :
– Vous savez, mademoiselle Filipini, jusqu’à présent on considérait qu’il n’y avait que deux manières d’analyser ce qui nous entoure : la chimie et la physique. Je pense pour ma part qu’il existe une troisième forme d’expression de la matière. Si vous prenez le disque d’une symphonie de Mahler, vous pouvez couper en morceaux l’objet disque, mais vous ne trouverez nulle part dans les molécules les notes de la symphonie. Alors, je vous pose la question : où se situe la musique dans un disque ?
– Je ne sais pas.
– C’est une onde immatérielle. Si vous prenez un oiseau, vous ne trouverez pas non plus dans les cellules de son cerveau ou dans son ADN la mélodie de son chant. Et vous pourrez avoir deux oiseaux exactement jumeaux, avec le même ADN…
– … qui chanteront différemment ?
– Je vois que vous commencez à comprendre où je veux en venir. C’est pareil dans le corps humain. Vous pouvez analyser tous les neurones du cerveau d’Einstein, vous ne trouverez nulle part la formule E=mc2. Et l’on pourrait chercher dans votre cerveau ou dans votre ADN autant qu’on veut, on n’y trouverait pas vos rêves. C’est cela ma découverte : il y a autre chose ailleurs qui ne peut être détecté par aucun outil physique ou chimique. Une troisième forme, qui n’est pas matérielle.
– Une onde, vous dites ?
– Exactement. Une onde, qui n’a aucune consistance mais qui peut agir sur la matière. L’écoute de la symphonie de Mahler provoque chez moi des giclées d’endorphines. Le chant de l’oiseau va donner envie à son partenaire sexuel de s’accoupler et un œuf va naître. La formule E=mc2 permet la construction de centrales nucléaires qui nous procurent soit de l’électricité pour éclairer nos maisons, soit des bombes atomiques pour les détruire. Et pourtant, si on y réfléchit bien, la source de tout cela n’est qu’une pensée.
– Rien d’autre qu’une onde…
Gabriel se surprend un instant à admirer son frère. Il ne l’avait jamais entendu parler de manière aussi claire et convaincue.
– C’est ce que m’a permis de comprendre votre exemple du sucre dans le thé. J’étais aveugle. Borné. L’université m’a éduqué en me mettant des œillères qui m’empêchaient de percevoir le monde dans sa merveilleuse complexité. C’est aussi pourquoi je pense qu’aucun ordinateur ne pourra copier la pensée de mon frère.Tout au plus imitera-t-il certains de ses tics d’écriture.
– Revenons-en à votre nécrophone.
– Je me suis dit que si quelqu’un parlait aux morts, c’était forcément qu’il y avait une onde émise et une onde perçue. J’ai retrouvé les plans du nécrophone d’Edison, il y mentionne un champ magnétique. Alors j’ai cherché dans les ondes magnétiques, et par déduction j’ai déterminé l’étroite zone du spectre où ces ondes pourraient se trouver. Ce sont des ondes à large amplitude avec des crêtes proches des infrasons.
– C’est pour ça que les chats les perçoivent ?
– En effet, plusieurs animaux communiquent aussi sur cette longueur d’onde, comme les chauves-souris ou les dauphins.
Thomas se rapproche du corps de la médium et pose la main sur sa cuisse. L’esprit de Gabriel reçoit une décharge électrique ambivalente : si sa peau de femme lui envoie un signal plutôt agréable, l’idée que son propre frère jumeau est en train de le draguer lui est insupportable. Il réagit en reculant brusquement ; dans son mouvement, il heurte la table du genou et renverse un verre qui se brise au sol en plusieurs morceaux.
– J’ai changé, Lucy. Avant, j’étais rationnel et cartésien et je ne voyais en vous qu’une arnaqueuse qui profitait de la naïveté des gens. Maintenant, je sais que vous avez raison : on peut parler aux morts, j’ai réussi à communiquer avec mon frère défunt.
Gabriel a alors une idée pour faciliter dans l’au-delà le dialogue avec Thomas :
– Lors du dernier contact médiumnique que j’ai eu avec votre frère, il m’a demandé de convenir avec vous d’un code qui vous permette de l’identifier à coup sûr. Vous voulez savoir quel est ce code ?
– Laissez-moi deviner : « Rosabelle Believe » ? Le code de Houdini pour parler depuis l’au-delà à sa femme ?
– En effet. Ce sera le mot de passe qui signifie que vous parlez bien au vrai Gabriel et non à un esprit qui prétend être lui.
– Et vous, mademoiselle Filipini, vous en êtes où de votre enquête ? Je ne sais pas si vous avez lu les journaux, mais le projet Gabriel Wells Virtuel d’Alexandre de Villambreuse avance à grands pas. Il a annoncé que la version de L’Homme de 1000 ans écrite par son programme d’intelligence artificielle sortirait d’ici un mois.
– Mais il ne pourra jamais égaler la qualité d’un véritable esprit d’auteur…
– Est-ce que le public saura faire la différence ? Imaginez que, regrettant de ne pas l’avoir découvert de son vivant, quelques critiques se réveillent soudain et fassent la promotion de cette abomination. Ce serait terrible si Villambreuse parvenait à poursuivre indéfiniment l’œuvre de mon frère avec son robot !
Les plats arrivent. Gabriel saisit sa fourchette et commence à manger avec ses gestes habituels ; voyant l’air surpris de Thomas, il se reprend et s’applique à effectuer des mouvements plus féminins, presque maniérés.
– Vous croyez encore que c’est moi qui ai tué mon frère jumeau ?
– Pour l’instant, je n’exclus aucune piste.
– Mademoiselle Filipini, vous êtes tenace et intelligente, mais je ne comprends pas pourquoi vous continuez à me soupçonner.
Il saisit sa main et l’appuie sur sa poitrine avant que Gabriel-femme n’ait le temps de la retirer.
– Sentez mon énergie. Percevez ma sincérité. Écoutez-moi bien. Je n’ai pas tué mon frère et je veux savoir tout comme vous qui a commis cet acte odieux.
72.
Alors que Lucy et Dolorès profitent d’une nouvelle plongée de Samy en sommeil profond pour influer sur ses rêves et lui donner envie de se droguer, Dracon surgit.
– Pourquoi faites-vous ça ?
– Nous agissons pour empêcher ce salaud de réduire des filles en esclavage, répond Lucy, tout en expliquant à Dolorès qu’il s’agit de son interface avec la Hiérarchie.
– Normalement, nous, les entités du Moyen Astral, laissons le… (il prononce le mot avec dédain) peuple du Bas Astral grouiller au milieu des vivants sans nous en mêler. Mais j’ai été alerté par votre comportement consistant à impliquer des égrégores d’alcooliques pour vous acharner sur un vivant.
– Lucy et moi voulons mettre hors d’état de nuire un vivant toxique afin qu’il ne fasse plus de victimes, réagit Dolorès. Notre action vise à compenser dans l’invisible ce que la justice des hommes n’arrive pas à accomplir sur Terre.
– Justice, justice, comme ce mot est facile à prononcer et difficile à mettre en pratique ! Qu’est-ce que vous y connaissez en justice ?
– Nous voudrions créer un Tribunal des morts, pour pallier les erreurs des tribunaux de vivants, explique l’ex-détenue, de plus en plus déterminée à défendre sa position.