Un groupe de scientifiques japonais nourrissaient autrefois les singes avec des patates douces qu’ils lançaient dans le sable. Les singes adoraient cette denrée, mais ils trouvaient désagréable de manger le sable qui en recouvrait la peau.
Une femelle, qu’ils avaient baptisée Imo, trouva la solution à ce problème : elle trempa sa patate douce dans l’eau pour la débarrasser du sable et, satisfaite du résultat, se mit à laver systématiquement toutes ses patates avant de les consommer.
Au début, elle était la seule à pratiquer ce rituel, mais les scientifiques notèrent que les premiers à suivre son exemple furent les jeunes. Ensuite, ce fut le tour des autres femelles. Les plus réticents furent les vieux mâles, qui observaient ce nouveau comportement en faisant des grimaces réprobatrices.
Les années passant, on compta ainsi dans la communauté de plus en plus de singes qui nettoyaient les patates douces avant de les consommer.
Or les scientifiques japonais remarquèrent que le jour où le centième singe se mit à laver sa patate, un seuil critique fut atteint, et tous les singes de l’île se mirent à considérer que le comportement normal était de laver sa patate avant de la déguster.
Encore plus étonnant, une fois dépassé ce nombre précis de 100, par une sorte de contagion, les colonies de macaques des îles avoisinantes adoptèrent le même comportement. Il était pourtant rigoureusement impossible que des singes aient pu traverser à la nage la distance qui séparait ces îles.
Un chercheur américain, Lyall Watson, émit alors l’hypothèse que lorsqu’un nombre suffisant d’individus changent de façon de considérer une idée nouvelle, cette dernière se répand très vite, comme une onde dans l’air, au point de toucher tous les individus sans la moindre transmission tangible.
En 1984, Ken Keyes publia un livre intitulé Le Centième Singe, dans lequel il rapprochait le comportement des macaques japonais et les sociétés humaines. Il fit l’hypothèse que, lorsque l’addition de l’énergie mentale des individus atteint un certain seuil, une sorte d’explosion se produit qui provoque un changement de conscience généralisé. Au début, cela ne touche qu’un nombre restreint d’initiés et de curieux – les jeunes par exemple, souvent plus souples et plus intéressés par les comportements nouveaux –, puis, par un effet de bascule, cette originalité devient la norme. Et les générations suivantes finissent par oublier les comportements maladroits de leurs ancêtres.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.
74.
Gabriel-femme se tient dans le majestueux bureau du patron des éditions Villambreuse. Celui-ci trône entre deux piles de manuscrits. Il est au téléphone et parle fort.
– … Parfaitement… Mais oui… La pensée de Wells va être diffusée grâce à nous dans le monde entier… Bien sûr… Elle va revivre de plusieurs manières, mais sachez que les éditions Villambreuse vont être particulièrement actives… Non… Non… Je ne vous parle pas de ça. Je vous parle de tout autre chose, une nouvelle de Gabriel Wells, une nouvelle inédite, qu’on a eue en exclusivité. Pourquoi elle n’est pas connue ? Il me l’avait confiée personnellement il y a deux ans pour savoir ce que j’en pensais. Je l’ai gardée précieusement jusque-là et maintenant nous allons pouvoir la faire paraître.
Gabriel-femme ne se souvient plus de cet envoi, il se demande de quelle nouvelle Alexandre peut bien parler. Face à lui, son éditeur poursuit sa conversation :
– … Puisque je vous le dis… Son titre ? « À ta place ».
Gabriel-femme se souvient de ce texte et comprend le choix de l’éditeur.
– L’intrigue ? Un écrivain de l’Académie française et un écrivain de science-fiction décident d’échanger leurs textes. Résultat, les critiques couvrent de compliments l’œuvre censée avoir été écrite par l’académicien, tandis que celle prétendument écrite par l’auteur de science-fiction est ignorée et dénigrée. Seulement, l’académicien n’en reste pas là : il décide de démissionner de l’Institut et d’écrire des romans d’anticipation. Quant à l’auteur de science-fiction, il prend conscience que, dans le fond, il a toujours eu envie d’écrire de la poésie. Ça vous plaît ?… Non ?… Pourquoi ? Bien sûr que je sais que cela ne va pas nous réconcilier avec nos concurrents, mais justement, je crois que cela aurait plu à Gabriel Wells qu’on la publie maintenant. Disons que ce serait une sorte d’hommage posthume, ou de clin d’œil.
L’éditeur s’aperçoit que la jolie femme en face de lui semble très intéressée par la conversation, il ne cherche donc pas à l’écourter.
– De toute façon, je n’ai plus rien à perdre, alors autant essayer de faire bouger les lignes.
En entendant cette phrase, Gabriel-femme se souvient pourquoi cet éditeur lui a toujours semblé sympathique. Sans broncher, il attend patiemment qu’Alexandre de Villambreuse raccroche, une vingtaine de minutes plus tard.
– Heureux de vous revoir, mademoiselle Filipini, je suis désolé de vous avoir fait attendre. Vous êtes toujours à la recherche du meurtrier de Wells ?
– Oui, mais j’avance.
– Moisi ?
– Il est innocent.
Il croise et décroise ses longs doigts aux ongles parfaitement manucurés.
– Alors vous soupçonnez qui ? Son frère ?
– Thomas aussi est innocent.
– Moi ?
– J’ai encore des doutes vous concernant, monsieur de Villambreuse. Aidez-moi à les dissiper.
Alexandre sourit, réfléchit, puis se lève.
– Je vais vous les ôter pour de bon. Suivez-moi, mademoiselle.
L’espace d’un instant, Gabriel-femme, connaissant la réputation de séducteur de l’éditeur, a peur qu’il l’entraîne dans un vestibule pour le coincer mais il le guide en fait vers un somptueux bureau tapissé de portraits de Gabriel Wells. Un homme est avachi dans un fauteuil, en train de travailler face à un large écran.
– Salut, Sylvain !
– Bonjour, patron.
– Sylvain Dureau, d’Immortal Spirit, est l’accoucheur de la pensée virtuelle de Gabriel Wells. Voilà comment je vais manifester mon amour pour mon auteur préféré : je vais le rendre éternel. Croyez-vous qu’on puisse tuer un auteur qu’on apprécie à ce point ? Sylvain, s’il te plaît, fais une démonstration à mademoiselle.
Alors, face à l’esprit de Gabriel Wells incarné dans le corps de Lucy Filipini, apparaît le visage entièrement reconstitué de l’écrivain. Il a l’impression de se voir dans un miroir.
– Bonjour, mademoiselle, prononce le Gabriel Wells Virtuel.
– Allez-y, parlez-lui ! propose, insistant, Alexandre de Villambreuse. Même si c’est très déconcertant, dialoguez comme si c’était le vrai Gabriel ! Vous n’avez qu’à l’appeler Gabriel-virtuel.
– Bonjour Gabriel-virtuel.
– Vous êtes ravissante, mademoiselle.
Gabriel ne s’attendait pas à être complimenté par sa propre représentation virtuelle.
– Comme le vrai Wells était assez taquin et séducteur, on a reproduit ces traits de caractère dans l’intelligence artificielle qui sert à l’animer, commente Alexandre de Villambreuse.