– Euh… Il pensait qu’on cherchait à l’assassiner.
– Dites-lui que j’avais reçu des lettres de menaces.
– Il avait reçu des lettres de menaces… Il savait que quelqu’un voulait l’éliminer, improvise-t-elle.
– Je sais qui est ce « quelqu’un », répond Thomas.
– Ah oui ? Qui donc ?
– Son cœur.
– Pardon ?
– Gabriel avait un grave problème cardiaque : une coronaire bouchée à 75 % par un athérome de cholestérol. Je le sais, car il m’a montré une radio. Il aurait dû faire un pontage, mais il a eu peur de cette opération à cœur ouvert, alors il a préféré écouter ce bon docteur Langman, qui, à mon humble avis, est toujours un peu trop optimiste. Langman lui a dit de faire 45 minutes de sport tous les jours, alors Gabriel s’est mis au sport. Il lui a dit de prendre 0,75 milligramme d’aspirine tous les jours, alors il a pris de l’aspirine. Et voilà le résultat. Ce n’était que du bricolage. Il aurait dû se faire opérer et prendre des médicaments contre le cholestérol. Aux grands maux les grands remèdes. Mais non… Mon cher frère a préféré suivre les conseils de son ami. Cette confiance aveugle lui a coûté cher. Je l’avais pourtant averti. Donc pas de crime, pas de menace, pas d’ennemi caché, seulement un accident cardiovasculaire comme il en arrive à tant de gens.
– Je vous en prie, insistez, Lucy ! continue Gabriel. Dites n’importe quoi ! Il faut le convaincre de demander une autopsie.
– Il avait reçu des menaces de mort très précises. Vous ne devriez pas prendre cela à la légère.
– Je suis désolé de vous l’apprendre, mais Gabriel avait un sérieux problème de paranoïa. Comme beaucoup d’auteurs de polars, d’ailleurs. Alors il imaginait des crimes, des complots, des assassinats, bref, tout ce qui lui servait de matière première pour son travail – simple déformation professionnelle. Le problème, c’est qu’il finissait par croire réellement à ses délires. C’était la grande différence entre nous. Il vivait dans le rêve, moi dans la réalité. Et la réalité, c’est qu’il avait une coronaire bouchée, ce qui a entraîné un infarctus durant son sommeil. Et une fois qu’on est mort, on termine dévoré par les vers (quoique, de nos jours, on soit enfermé dans un cercueil hermétique. Il paraît qu’on ne pourrit même plus, parce qu’il y a trop de conservateurs, d’antibiotiques et de traces de métaux dans la nourriture moderne). Vous voyez, la vérité est toujours décevante. Mais maintenant que j’y pense, je crois que ce serait quand même plus hygiénique de l’incinérer.
– Non ! crie Gabriel. Ne le laissez pas m’incinérer, cela rendrait toute autopsie impossible ! Il faut le convaincre à tout prix.
Lucy prend une profonde inspiration et finit par lâcher :
– Je suis sa médium.
Thomas Wells est visiblement surpris. Il la fixe longuement en se demandant s’il s’agit d’une blague et, dans le doute, étouffe une envie de rire.
– Je ne suis pas comme mon frère, réplique-t-il finalement, je suis un vrai scientifique, moi. Je ne crois pas à toutes ces foutaises.
Gabriel fulmine.
– Qui m’a fichu un frère aussi prétentieux ? Il est hors de question qu’il me transforme en tas de cendres alors que mon corps est une mine d’indices !
– Je suis médium et Gabriel me parle. Il me signale, enfin son esprit me signale, qu’il ne veut surtout pas être incinéré.
Thomas soulève son sourcil droit :
– Vous prétendez qu’il est là maintenant avec nous ?
Elle hoche la tête lentement.
– Et il vous demande de me parler, c’est bien ça ?
– Exactement.
– C’est absurde.
– C’est pourtant la vérité.
– C’est « votre » vérité. Mais on ne me la fait pas. Les gens de votre espèce ne font que profiter de la naïveté des autres. Vous ne vous rendez pas compte du mal que vous faites en répandant vos mensonges.
– Ce ne sont pas des…, s’offusque Lucy.
– Je suis non seulement très cartésien, mais aussi, comme mon saint patron, je ne crois que ce que je vois. Déjà, enfant, je ne croyais pas au Père Noël, au Père Fouettard, à la petite souris et tout le tralala.
– Vous devez m’écouter car…
– Je ne crois pas aux fantômes, à Dieu, au diable, aux anges. Je ne crois pas au paradis, ou à l’enfer, à la vie après la mort, à la réincarnation. Je ne crois ni aux extraterrestres, ni aux fées, ni aux lutins, ni aux gnomes, ni aux horoscopes, ni aux tarots, ni aux astrologues, ni aux homéopathes, ni aux énergéticiens, ni aux cartomanciens, même pas aux graphologues ni aux psychanalystes, alors les médiums qui parlent aux morts, autant vous dire que ça me fait doucement ricaner…
– Vous…
– Je suis un scientifique. Je crois à l’expérimentation, qui est source de suffisamment d’émerveillements. Ce monde est simplement ce qu’il a l’air d’être : un monde gouverné par des lois physiques et biologiques incontestables. Il n’y a rien de surnaturel ici-bas. Juste des gens superstitieux par ignorance, qui ont besoin d’imaginer des choses et de croire dans leurs propres délires pour se rassurer, car ils ont peur de la mort. Pourtant les faits sont là. Vérifiables. Indéniables. Connus. Ces faits, les voici : on naît, on grandit, on meurt, on pourrit, on se transforme en poussière et puis, un jour, tout le monde finit par vous oublier. Et c’est très bien comme ça. On n’encombre pas la planète de sa présence. Le seul domaine magique qui nous reste, et c’est déjà bien assez, c’est le rêve : il suffit de fermer les yeux, et en plus ça ne coûte rien.
Lucy ouvre la bouche mais, devant le visage buté et narquois de son interlocuteur, elle ne trouve rien à rétorquer.
– Alors écoutez, ma petite demoiselle, vous êtes ravissante, vraiment ravissante… Vous avez la chance de gagner votre vie avec un métier pas trop fatigant qui rapporte beaucoup en exploitant la crédulité des imbéciles, mais respectez ce moment difficile pour moi qu’est la mort de mon frère jumeau.
Tellement de mots se bousculent dans la tête de Lucy que tous restent bloqués dans sa gorge. Alors elle renonce et se contente de soupirer. Puis, tournant le dos à Thomas, elle s’éloigne d’un pas résolu. Gabriel se précipite à sa suite.
– Je vous en prie, mademoiselle Filipini, n’abandonnez pas si vite. Faites quelque chose. Il ne faut pas que je sois incinéré, il faut qu’on m’autopsie !
Elle ne répond pas.
– Mon frère est un crétin imbu de lui-même.
Elle marche plus vite.
– Ne me laissez pas tomber. Je vous en supplie. C’est la première fois que je meurs et je ne sais pas quoi faire !
– Il faut que j’aille nourrir mes chats.
Elle a déjà rejoint sa voiture, démarre et se dirige vers la sortie du parking de l’hôpital.
– Ayez pitié d’un mort complètement paumé qui veut savoir pourquoi il est décédé !
Elle affiche un air buté.
– Arrêtez de faire votre victime.
– De faire ma victime ? Mais j’ai été assassiné ! C’est normal que je veuille en savoir plus !
– Nous avons tous nos petits problèmes personnels, ce n’est pas une raison pour enquiquiner les autres avec. Vous imaginez, si tous les gens qui se font assassiner voulaient savoir comment ils ont été tués ? Vous voulez que je vous dise ? C’est de la curiosité malsaine.
Elle klaxonne pour inciter une voiture à dégager de son chemin. Comme Gabriel Wells sent bien qu’elle est agacée, il n’ose plus lui adresser la parole. Pourtant, il veut à tout prix avoir la réponse à cette question par laquelle il hésitait à ouvrir son roman et qui hante désormais son esprit :