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Les chats approchent.

– Vous êtes sûre qu’il n’y a pas la moindre âme errante aux alentours ?

– Je suis au contraire sûre qu’il y en a.

– Mais alors elles vont profiter de l’occasion…

– N’ayez pas peur. Mes chats protégeront mon enveloppe et tant qu’il sera migraineux, personne ne voudra entrer dans ce corps douloureux.

Rassuré, Gabriel visualise le hublot lumineux au sommet de son crâne et son âme s’échappe par cette issue. Il voit avec son esprit et, simultanément, ne ressent plus la migraine. Un immense sentiment de douceur et de fluidité l’envahit.

Il voit Lucy.

Lucy le voit.

Il aperçoit aussi quelques âmes errantes parasites qui s’installent en cercle au-dessus d’eux et qui s’approchent.

– J’ai changé d’avis, j’ai trop peur de me faire voler mon corps, je vais le réintégrer. Après tout, la migraine va finir par passer, déclare-t-elle.

Profitant de ce que le sommet de son crâne est accessible, elle s’y enfonce comme si elle entrait dans un sous-marin.

Mais à peine la jeune femme a-t-elle pénétré dans sa chair qu’elle ressent une décharge électrique dans sa tête. Alors elle se lève, s’étend de tout son long sur le lit, tire le drap jusqu’à son menton, pour finalement faire ressortir son esprit de son corps.

– En fait vous ne savez pas ce que vous voulez, Lucy, lui dit Gabriel, narquois.

– Je suis une femme, j’ai le droit de changer d’avis, répond-elle, mutine. Et puis j’avais oublié que c’était aussi douloureux… J’espérais pouvoir tenir, mais le fait d’avoir goûté au statut de pur esprit me rend plus douillette.

– Donc on va vraiment laisser votre enveloppe charnelle vide d’esprit ?

– Je pense qu’on peut la laisser dans cet état comateux, à condition qu’elle soit surveillée par mes treize chats. En tout cas je suis prête à prendre le risque.

N’y tenant plus, Gabriel pose la question qui lui brûle les lèvres :

– Maintenant que nous sommes dans le même « état d’esprit », pouvez-vous me révéler qui est mon assassin ?

77.

Sous eux, les vagues de la Manche forment des crêtes d’écume argentées. Les deux âmes errantes franchissent la mer sombre par-delà les côtes normandes. Bientôt apparaissent les falaises de Douvres, puis l’Angleterre. Ils rejoignent la capitale puis cherchent Undershaw, la maison que Conan Doyle a construite dans le sud de Londres et où il a eu le plus de plaisir à vivre. C’est une grande bâtisse gris et blanc transformée en un musée qui lui est dédié. À l’entrée trône la statue de l’écrivain.

Le père de Sherlock Holmes est, par chance, présent dans le salon. Il est occupé à lire un roman en utilisant le dernier propriétaire de ce musée comme « tourneur de pages », indiquant à cet homme, forcément doué de médiumnité, quand il peut passer à la page suivante.

Gabriel trouve astucieuse l’idée d’utiliser ainsi un vivant.

– Excusez-nous de vous déranger, maître, mais au stade où nous en sommes de notre enquête, nous pensons que vous êtes le seul à pouvoir nous aider, lui dit Gabriel.

– Mais je vous reconnais, vous êtes le petit écrivain de polars français !

– Et cette jeune femme qui m’accompagne est Lucy Filipini, une grande médium de Paris.

– Une médium ici ? Mais où est son corps ?

– Il est intact, dans le coma, et l’attend vide de tout esprit à Paris.

Conan Doyle prend la main de la jeune femme pour lui faire un baisemain.

– Enchanté. Ma première femme, Louise, est restée longtemps dans le coma et j’ai tenté à l’époque de lui parler grâce à une femme médium.

– C’est un concours de circonstances. Mon corps n’est juste pas très « habitable » pour l’instant.

– Et vous n’avez pas peur de vous le faire voler ?

– Il a la migraine. Si quelqu’un tente de me le voler, il va comprendre « ma » douleur.

– Acceptez-vous de nous aider, maître ? reprend Gabriel.

– Une enquête criminelle, dites-vous… Sur la mort de qui ?

– La mienne.

Sir Arthur Conan Doyle éclate de rire.

– J’aurais adoré placer ce dialogue dans un de mes romans.

Doyle guide les deux Français dans une pièce du musée remplie de ses livres et de toiles d’araignées. Sur la droite, une armure brandit une hallebarde rouillée. Sur la gauche, des tableaux le représentent à différentes périodes de sa vie avec sa première femme, sa seconde femme et plusieurs de ses enfants.

– C’est une salle fermée du musée. Pas de lumière, pas de chauffage, de la poussière, de l’humidité ; je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que nous, les purs esprits, sommes mieux dans cette ambiance.

Gabriel s’aperçoit en effet que ce désordre, qu’il aurait autrefois jugé lugubre, le rassure.

– Il faut que vous m’en disiez plus sur votre meurtre, monsieur Wells.

– En fait, l’enquête a pris depuis peu une tournure inattendue.

– Je vous écoute.

– Lucy Filipini, ici présente, a découvert qui m’a tué.

– En effet, cela modifie sacrément l’esprit de l’enquête ! Alors, en quoi puis-je vous être utile, désormais ?

– Il faut tout d’abord que vous sachiez qui est mon assassin, maître.

Lucy se penche à l’oreille du père de Sherlock Holmes et le lui révèle. Conan Doyle semble d’abord surpris, avant d’éclater à nouveau de rire.

– Et de qui tenez-vous cette information ?

– De Dracon.

– L’inventeur de la justice ?

– En personne. Il est dans le Moyen Astral, mais nous avons un rapport privilégié après nous être rendu divers services.

L’écrivain anglais fronce les sourcils, intrigué, puis aspire plusieurs fois la fumée de la pipe qu’il vient virtuellement d’allumer, avant de la souffler en un seul long jet translucide.

– Comme c’est étrange, comme c’est étrange, répète-t-il. En même temps, quel challenge ! En fait, c’est vraiment passionnant.

Doyle se lisse les moustaches. Il se place face à un tableau le représentant au milieu d’une lande, puis mime le geste de rallumer sa pipe.

– J’adore les défis. Et je trouve votre histoire… vraiment singulière.

– Croyez bien que si nous savions comment agir nous-mêmes, nous aurions essayé de nous débrouiller seuls. C’est quand vous avez évoqué votre cercle d’amis écrivains adeptes des séances de tables tournantes que je me suis dit que vous seriez le mieux placé pour nous aider.

– Je n’oserai jamais déranger tous ces grands noms pour résoudre le problème d’un petit auteur français. De toute façon, nous n’avons pas besoin d’eux ; il nous faut d’autres personnes beaucoup plus spécialisées et qualifiées. Vous avez de la chance, je sais où les trouver.

Il circule dans la pièce.