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« Nous aurons un nouveau Brébeuf », disait Mgr de Laval, avec peut-être un brin de satisfaction dans la voix.

Pour rappeler aux fidèles à l'ombre de quels grands martyrs s'édifiait le pays de Canada il lut en chaire le témoignage écrit par le « donné » Christophe Magnault, Canadien le premier mis en présence du corps de réminent jésuite, témoignage d'un supplice qui demeure l'un des plus atroces parmi les annales des martyrologues chrétiens.

« Arrivé à la mission de Saint-Ignace d'où les Iroquois s'étaient retirés je trouvai le corps des martyrs.

« Le P. de Brébeuf avait les jambes, les cuisses et les bras tout décharnés jusqu'aux os. On lui avait coupé les muscles par morceaux pour les faire griller et les manger.

« J'ai vu et touché quantité de grosses ampoules qu'il avait eues en plusieurs endroits de son corps, de l'eau bouillante que ces barbares lui avaient versée en dérision du saint baptême.

« J'ai vu et touché la plaie d'une ceinture d'écorce toute pleine de poix et de résine qui grilla tout son corps.

« J'ai vu et touché les brûlures du collier de haches rougies qu'on lui mit sur les épaules et sur l'estomac.

« J'ai vu et touché ses deux lèvres qu'on lui avait coupées parce qu'il parlait toujours de Dieu pendant qu'on le faisait souffrir.

« J'ai vu et touché tous les endroits de son corps qui avait reçu plus de deux cents coups de bâton.

« J'ai vu et touché le dessus de sa tête écorchée sur laquelle on a versé du sable brûlant, toujours en dérision du saint baptême.

« J'ai vu et touché les plaies de son nez tranché, de sa langue tranchée.

« J'ai vu et touché sa bouche qu'on lui a fendue jusqu'aux oreilles et vu la plaie dans sa gorge du fer rouge qu'on y a enfoncé.

« J'ai vu et touché ses orbites d'où on a arraché les yeux et dans lesquelles on a tourné des charbons ardents.

« J'ai vu et touché l'ouverture que le chef de ces barbares lui fit pour lui arracher le cœur et le dévorer tandis que d'autres buvaient le sang jaillissant de ce trou.

« Enfin j'ai vu et touché toutes les plaies de son corps ainsi que les sauvages nous l'avaient annoncé... »

Ensuite l'évêque rappela l'odyssée des Hurons et des quelques Français qui, malgré mille dangers, avaient rapporté le corps du martyr jusqu'à la mission de Sainte-Marie-du-Sault, puis sa tête jusqu'à Québec.

« ... j'ai rapporté son « chef » jusqu'à Québec le prenant en mes deux mains sur mon cœur tout au long du voyage, comme un petit enfant précieux... »

Aujourd'hui la tête du P. de Brébeuf était conservée chez les sœurs de l'Hôtel-Dieu dans un reliquaire de vermeil et d'argent à son effigie et posé sur un socle octogonal d'ébène. On venait l'y vénérer journellement.

À la suite de cette lecture impressionnante, Angélique souhaita s'entretenir avec le comte de Loménie-Chambord, ami du Père d'Orgeval. Elle savait qu'il habitait dans la Haute-Ville. Elle s'informa de sa demeure. Elle ne l'avait pas revu depuis le soir de la tempête et l'importante entrevue avec la Mère Madeleine à laquelle il avait assisté.

Il logeait du côté de la Prévôté, occupant une chambre modeste que son ami d'Arreboust avait mise à sa disposition. Le maître des lieux étant parti pour Montréal M. de Loménie aurait pu prendre un peu plus ses aises, utiliser le salon et la bibliothèque de son ami absent. Mais il se contentait de sa petite chambre comme d'une cellule monastique, et n'acceptait l'aide d'un domestique que pour l'entretien de celle-ci et de ses vêtements. Quand il n'était pas invité par des amis, il allait prendre ses repas aux abords de la Place d'Armes dans un petit estaminet qui était tenu par un Gascon, ancien soldat du régiment de Carignan-Falières et qu'on appelait le Levantin parce qu'il avait été prisonnier chez les Turcs. C'était le seul endroit de la ville où les anciens de la Méditerranée pouvaient venir parfois boire un café turc, boisson assez mal considérée et que la plupart des gens prenaient pour un remède.

Il y emmena Angélique.

On descendait quelques marches. L'endroit était assez sombre car les fenêtres de verre épais et verdâtre, cloisonné de plomb, donnaient sur la Place d'Armes et n'apportaient comme lumière que le reflet de la neige. Cette pénombre et la bonne odeur du café réconfortèrent Angélique.

– Nous ne nous sommes pas revus depuis l'autre jour. Il y a eu la tempête. Or, Mme de Castel-Morgeat est encore en train de soulever l'opinion contre moi. L'on va répétant que le Père d'Orgeval court de grands dangers et que j'en suis responsable. Mais je voudrais savoir, Monsieur de Loménie, si de quelque façon vous me considérez comme une coupable. S'il en était ainsi, ce serait très douloureux pour moi... De quoi suis-je coupable ?

Le chevalier posa une main sur la sienne. Il la regarda avec douceur et hocha la tête.

– Vous n'avez été coupable que de n'être qu'une femme et trop attrayante à ses yeux. Vous l'avez dit vous-même : Il vous a vue sortant des eaux. Il ne vous le pardonnera jamais, ajouta-t-il avec hésitation... Car peut-être en cet instant, a-t-il eu la révélation de faiblesses qui risquaient d'ébranler à jamais ses défenses et même sa foi...

– Ébranler la foi d'un jésuite ? Mon cher ami, votre pessimisme vous égare. Il y a certaines options qui sont irréversibles.

– Hélas, pas avec lui, soupira Loménie. Je le connais depuis nos années de collège. Il y a toujours en lui une peur, je dirais presque une haine... La peur, la haine de la femme... J'ignore pourquoi... Mais il se peut que votre rencontre lui ait révélé certaines choses. Par exemple que s'il s'était tourné vers l'état ecclésiastique et s'il avait voulu entrer dans l'ordre des jésuites, c'était pour se mettre à l'abri du mal. Il voulait se mettre à l'abri de la Femme. La femme en tant que personnage redoutable, entité monstrueuse incarnée, venue pour corrompre l'homme, la Lilith des Kabbalistes, la femme du Mal, le démon succube plus apte encore à détruire l'être humain, parce que plus sournois que l'incube, démon mâle.

Angélique l'écoutait en pâlissant. Elle comprenait que Loménie-Chambord ignorait l'existence dans la vie de Sébastien d'Orgeval de cet être infernal, Ambroisine, qui avait été mêlé à sa plus tendre enfance. « Comme un démon attaché à ses pas », pensa-t-elle. Mais il approchait de la vérité. Ainsi, par lui, se dessinait le profil de l'enfant meurtrier sans cesse à la frontière du Bien et du Mal et qui toute sa vie lutterait pour en déterminer les limites. Cela s'accordait avec les cris du délire de la Démone.

« Oh ! ma belle enfance ! Lui, Sébastien et son œil bleu et ses mains pleines de sang. Lui et Zalil ruisselants de sang humain... Nous étions trois enfants maudits entre les mains de Satan !

« ... Il n'y a jamais eu d'enfants aussi forts que nous... là-bas, en Dauphiné... Nous étions habités par le feu, par mille esprits ardents. Pourquoi nous a-t-il trahis ? Pourquoi a-t-il rejoint cette armée d'hommes noirs, avec leurs croix sur le cœur ? »

Angélique saisit la main de Loménie-Chambord :

– Mais ce n'est pas moi, Claude, ce n'est pas moi Lilith !

– Je le sais.

– Vous avez entendu la Mère Madeleine, l'autre jour ?

– Je n'avais pas besoin de l'entendre pour être convaincu.

Il affirmait avec une tendresse persuasive, s'évertuant à la calmer.

– Dès que je vous ai vue à Katarunk, j'ai su que les préventions qu'on avait contre vous étaient stupides. Ne vous souvenez-vous pas que notre sympathie a été spontanée ?

– C'est vrai.

Elle voulait lui dire : « Vous m'avez toujours plu. » Mais trouvant que la déclaration était un peu trop abrupte, elle dit :