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– Les terres étaient saumâtres, voilà pourquoi le lin avait roussi. De ce côté du fleuve la mer remonte loin encore, en amont. Rien d'étonnant à ce qu'à peine quelques lieues de Québec on trouve des « battures » profondément imprégnées de sel. Mais ils n'ont pas réfléchi si loin, les ignorants, avant de traîner leur pauvre possédée à l'église.

Guillemette était venue l'arracher à leurs griffes. Maintenant, l'enfant était au calme, dans l'île. Guillemette la soignait avec des extraits de rue et de valériane, ainsi que des infusions de « datura stramoine » dite « la pomme épineuse » à cause de son fruit couvert d'aiguillons. Les crises devenaient moins fréquentes.

– Cela lui a fait plus de bien que de se voir enfoncer des aiguilles par tout le corps afin de découvrir les « points » du diable.

Le récit rappela à Angélique le cas de Sabine de Castel-Morgeat pour lequel elle s'était déplacée. Elle traça un portrait qu'elle souhaita exact de cette dame de qualité d'un haut rang qui paraissait d'une bonne santé, mais que rongeait un désespoir intérieur qui lui faisait considérer son entourage et les personnes les mieux disposées à son égard comme autant d'adversaires acharnés à sa perte.

Elle hésitait à exposer ce qu'elle savait des vraies raisons qui inspiraient les tourments de la femme du gouverneur militaire de Nouvelle-France. C'était se lancer dans un récit bien compliqué, et elle préféra faire confiance aux dons supra normaux de Guillemette pour en deviner l'essentiel.

Celle-ci accompagnait son écoute de regards brefs qui semblaient lire ce qu'on ne disait pas. Puis elle eut son geste habituel, et qui la rendait rassurante, de mettre ses lunettes. Elle palpait et retournait de ses doigts fins le scapulaire de Mme de Castel-Morgeat que lui avait remis Angélique, l'approchait de ses narines.

– ... Belle femme, ardente et généreuse, murmura-t-elle.

– Oui, cela est vrai, convint Angélique, s'efforçant d'être équitable, et c'est pourquoi ses amis s'inquiètent... On craint qu'elle ne se porte à quelque extrémité fatale, avant la fin de l'hiver... Au dégel, il est fréquent que certaines personnes attentent à leurs jours sous l'effet d'une lassitude ou d'une tension excessive... Cela ne peut continuer ainsi... Il faut qu'elle soit sauvée...

S'arrêtant de parler, elle s'aperçut que la sorcière la fixait depuis quelques instants avec une expression qui lui parut ambiguë et lui causa un malaise. Sabine de Castel-Morgeat était-elle condamnée ?

Mais la sorcière détourna les yeux et dit d'un ton énigmatique.

– Ne t'inquiète pas ! Elle va être sauvée...

Chapitre 61

Il était fatal que la plaisanterie de Jean Carlon sur « Sabine et Sébastien » revînt rapidement aux oreilles de Madame de Castel-Morgeat, mais elle lui fut rapportée comme ayant été émise par les lèvres d'Angélique, ce qui causa à la femme du gouverneur une douleur sans pareille doublement vénéneuse.

Aveuglément blessée, elle attrapa son grand manteau et s'élança, plantant là sans férir la « bonne âme » qui l'avait renseignée et qui était, croit-on, Euphrosine Delpech.

Des deux poings elle tambourinait furieusement à la porte qui donnait sur la rue, entre les deux Atlas supportant le globe.

– Passez par-derrière, Madame, lui cria Suzanne des fenêtres du premier étage sur les rebords desquelles elle avait posé les paillasses à aérer.

Sabine de Castel-Morgeat trébucha dans l'escalier qui contournait la maison, faillit déboucher parmi les chaudières et détritus de la cour des Banistère. Suzanne l'introduisit dans la grande salle et lui expliqua qu'on n'entrait jamais par la porte qui donnait sur la rue. Où en sortait seulement et uniquement Mme de Peyrac, lorsqu'au matin elle allait sur son seuil regarder l'horizon.

– Où est-elle ? cria la visiteuse, hagarde.

– Elle est partie.

– Où cela ?

– À l'île d'Orléans, chez la sorcière.

– Sorcière elle-même, rugit Sabine de Castel-Morgeat en se rejetant au-dehors.

Parmi les mouvements de son grand manteau que ses gestes désordonnés projetaient en tous sens et qui lui donnaient des allures d'oiseau noir dans la tempête, elle mena entre les degrés de l'escalier, le campement des Indiens, la rue de la Cathédrale, une danse hésitation que Mlle d'Hourredanne, derrière ses carreaux, nota d'une plume intriguée.

Enfin, choisissant la piste à travers champs qui partait du carrefour de l'orme, elle s'élança vers le château de Montigny.

Elle connaissait les aîtres pour être venue souvent à ces réunions de Gascons qu'Angélique leur reprochait tant, où, bercée par les sonorités chantantes de leur langue, elle retrouvait l'écho des poèmes anciens que M. de Peyrac se plaisait à leur rappeler... Elle entra, monta l'escalier en courant, longea le couloir du premier étage, ouvrit la porte.

Joffrey de Peyrac la vit sur le seuil de son appartement, telle une veuve tragique car elle était pâle à faire peur et vêtue de sombre. Devant la fenêtre grande ouverte, il s'apprêtait à disposer une lunette astronomique sur un trépied.

Sabine ne se possédait plus.

– Votre Angélique est d'une méchanceté incroyable, lança-t-elle. Voyez comme elle me traite !

D'une voix hachée et tremblante, elle fit le récit de l'incident qu'on lui avait rapporté, protestant contre les brimades dont elle était l'objet de la part d'une femme qui se croyait tout permis, parce qu'elle était belle, parce que tous les hommes s'inclinaient devant sa séduction sans qu'elle eût même à faire l'effort de leur plaire et qu'elle était assurée de son indulgence à lui, quoi qu'elle fît...

Elle répéta la plaisanterie qui faisait d'elle, la femme du gouverneur militaire, la risée de la ville et jetait sur sa conduite des soupçons scandaleux, en mêlant son nom à celui de Sébastien d'Orgeval.

Le comte l'écoutait, les sourcils légèrement froncés, car son récit fort confus nécessitait de la part de l'interlocuteur une attention soutenue. Sabine était visiblement la proie d'un désordre anormal. Elle ne contrôlait plus ses éclats de voix. Il alla fermer la porte qu'elle avait laissée ouverte. Puis il eut un sourire qui porta à son comble la rage de la visiteuse.

– Ah ! Cela vous amuse ! s'écria-t-elle, peu vous importe sa méchanceté !

– Ma foi ! J'estime que cela sied à sa beauté plus que d'être victime. J'aime la voir planter ses petites dents blanches dans la chair de ceux qui la jalousent et essayent de lui causer préjudice.

Un poignard aigu s'enfonça dans le cœur de Sabine de Castel-Morgeat et lui parut trancher le fil de sa vie.

– Vous n'aimez qu'elle ! exhala-t-elle d'une voix qui était comme un râle. Qu'ELLE !... Et moi... Je suis perdue.

Dans un paroxysme de désespoir, elle s'élança vers la fenêtre grande ouverte et elle se serait jetée au-dehors pour aller s'écraser sur les pavés de la cour, si deux bras vigoureux ne l'avaient ceinturée et retenue.

Elle se débattit avec des cris de refus et de protestation. Elle voulait lui échapper, elle voulait se frapper la tête contre le mur. Ses cheveux se défirent et croulèrent sur ses épaules. À travers leurs mèches retombées, elle crut voir d'autres personnes accourues qui la considéraient avec réprobation et cela la figea d'horreur, à la pensée que c'était elle Sabine de Castel-Morgeat qui se livrait à une scène d'aussi mauvais goût, devant témoins. Mais elle s'aperçut qu'il ne s'agissait que de sa propre silhouette et de celle du comte de Peyrac étroitement enlacées et se reflétant dans le grand miroir en pied dressé au mur.