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Barssempuy avait fait allusion à la hardiesse de certaines dames canadiennes, le poursuivant de leur flamme.

Joffrey de Peyrac la regardait en riant car, échevelée, l'œil brillant, la voix un peu cassée et à demi dévêtue, elle témoignait encore pour l'excellence des boissons.

– Je ne cache pas qu'il m'est arrivé d'échafauder quelques ruses pour échapper aux entreprises de notre Bérengère, fit-il légèrement, mais les hommes du fortin de Sillery réclamaient ma présence. Des malades, un blessé, le froid soudain s'abattant, je suis resté encore pour les aider à franchir ce mauvais pas.

– Et le blessé ?

– Une chute du haut d'une vergue glacée, sur le pont, au cours d'une inspection d'entretien du navire.

– Et ?

– Impossible de le transporter. Il a duré quelques jours, puis il est mort. C'est le destin des gens de mer.

– N'auriez-vous pu me faire appeler ?

– Par ce froid terrible ! Où l'on hésitait de mettre un messager sur les routes ? Si courte que soit la distance, je n'aurais pas voulu vous imposer ce voyage. Et puis, très chère amie, n'aviez-vous pas décidé de faire trêve à votre vie de sœur de charité de Wapassou et de Gouldsboro ? Nous en étions convenus, il me semble... Abbesse, oui ! Cela vous sied... mais ne brûlez pas les richesses de votre cœur à tort et à travers. Tous ces francs aventuriers de matelots ne gagneraient rien à voir trop souvent le ciel descendre dans leur cambuse. Ils ont besoin d'entretenir la solide carapace à l'abri de laquelle leur cœur d'homme se garde des regrets, et des nostalgies.

– J'aurais peut-être pu le soulager, dit-elle, en levant la main.

– Ils ne craignent pas la douleur. Ni la mort. En revanche, malade, blessé, le pauvre marin a besoin de son chef à son chevet. Besoin de recevoir encore une consigne : tu dois vivre ! Tu peux mourir !... Cela le soutient dans la guérison, cela l'aide pour le Grand Voyage. L'aumônier était là.

Il prit la main qu'elle avait levée et l'approcha pour y poser sa joue.

– Non... Cette petite main divine, permettez à ma jalousie de ne la garder, autant que possible, que pour moi !...

Elle regardait son profil rude mais racé incliné contre sa main tandis que les lèvres de Joffrey se posaient doucement au creux de sa paume.

« Quel homme êtes-vous ? pensait-elle. Parfois dur, implacable... Et pourtant, si tendre aussi, pitoyable aux faiblesses humaines ! »

Elle se remémorait la réflexion de Sabine de Castel-Morgeat : « Il est très bon... » Et c'était vrai. Bien qu'il fût capable également de faire montre, selon les cas, d'une insensibilité totale... rassurante à tout prendre.

– Mon amour, mon cher ami, fit-elle à mi-voix, je ne suis pas certaine de vous bien connaître.

– Est-ce nécessaire ?...

Il eut son sourire caustique qui s'accompagnait d'une sorte de clin d'œil complice.

– ... Il est bon que tout être ait ses recoins cachés. Ce n'est pas sans déplaisir que j'émets cette sentence. Moi-même, je l'avoue, je crains les méandres de votre cœur secret. Ils me mettent à votre merci. Les amants ne cessent de lutter entre l'âpre désir de possession et de tout savoir dans une cruelle lumière et le charme irrésistible qu'il y a à soupçonner l'inconnu en l'être qu'on adore.

« Je crois au bienfait d'un peu d'égoïsme. Les femmes n'en sont point assez pourvues. Être deux, conscients chacun de sa propre existence, de son propre destin, mais sans chercher à se fondre ou se confondre, c'est là peut-être le secret du bonheur.

« Mais assez philosopher, Madame. Les minutes de la vie nous sont trop comptées pour que nous nous attardions à sonder l'inconséquence humaine, masculine ou féminine...

« Je vous tiens là et je suis à vous. À cette heure et dans cette conjoncture, ces débats n'ont à mon sens d'utilité que parce qu'ils me permettent de voir vos yeux verts se moirer d'ombre et d'éclairs au gré de vos pensées, vos lèvres s'entrouvrir et frémir sous l'effet de la surprise ou de l'émotion.

« Je n'admets de voir planer sur nous l'ombre des injustices qui accablent les femmes que si elles me donnent prétexte à vous prendre dans mes bras afin de vous en protéger et de vous en consoler par la meilleure philosophie qu'il soit au monde : l'amour.

– Et voici pourquoi, nous bénirons le sort pour la rencontre qui nous fut donnée...

*****

Des cris d'enfants voguaient à travers la tempête inhumaine. Des âmes perdues, des oiseaux de mer égarés. Angélique se réveilla dans les bras de son mari où elle s'était endormie, heureuse. Le bruit était épouvantable. On se serait cru en plein océan. Mais cette fois ce n'était pas un rêve. Des cris d'enfants appelaient au secours.

En bas, Yann Le Couennec et Macollet, sorti de son banc-lit, essayaient de discerner d'où venaient les cris dans le tumulte de la nuit.

– On dirait que la masure des Banistère s'est envolée.

La tourmente avait arraché le chaume pourri. Banistère cramponné à son toit fut entraîné au loin et jeté au fond d'une ruelle où on le retrouva le lendemain. Jehanne d'Allemagne partit chercher du secours comme une folle, sombra dans la neige et mourut. On la retrouverait au printemps, en lisière des plaines d'Abraham.

Le plus hardi des coureurs de bois n'aurait pu se risquer dehors.

– Passons par les caves, dit Éloi Macollet. Monsieur le marquis a fait creuser presque jusqu'au bout. Avec quelques coups de pioche, on débouchera dans la remise de Banistère.

Ainsi fut fait. Ils pénétrèrent dans le repaire, sous la chaumière, qui était remplie de fourrures, de barriques de cidre et d'eau-de-vie, de quincaille, de pots de grès cachetés à la cire.

On repoussa la trappe par les interstices de laquelle sifflait le vent. On trouva les enfants blottis dans une encoignure des murs de torchis écroulés, ensevelis sous la neige, mais le cadavre de la vache les avait protégés. On les ramena par les caves dans la maison de Ville d'Avray et, tandis que l'on s'empressait de boucher les trous entre les deux caves mitoyennes, on les réchauffa devant le feu.

Débarrassés de leurs capots et de leur mitasses, nus et grelottants devant le feu, les quatre « terreurs » de Québec n'étaient plus que des enfants pâles et malingres parmi lesquels se révéla une fille. Le plus petit pleurait convulsivement. Il ne se calma que lorsqu'Éloi Macollet eut l'idée de lui donner du tabac à chiquer. Ces enfants étaient vraiment destinés à vivre parmi les sauvages. Il y avait eu maldonne en les faisant tomber chez des colons civilisés de race blanche. Qu'ils aillent aux bois ! Les Peaux-Rouges les dresseraient et ils seraient en accord de barbarie.

Le chien martyr sortit de sous le four à pain en reconnaissant ses tortionnaires, les enfants qu'il aimait, il remua la queue. C'était vraiment un chien niaiseux. La tempête calmée, on commença cependant par confier la fille aux ursulines, les deux aînés aux prêtres du Séminaire, le plus petit à une brave voisine. Banistère, retrouvé blessé, mais non mort, fut porté à l'Hôtel-Dieu. Quand il eut repris connaissance il fit dire qu'il voulait voir Mme de Peyrac, mais elle seule. Lorsqu'elle sortit on entendait encore siffler la tempête d'un petit sifflement aigu et modulé. Elle s'apaisait.

Entre les branches de l'orme, le soleil ouvrit, dans la nue d'un gris uniforme, un œil à l'ovale jaunâtre, à la pupille d'or. Prunelle curieuse d'un chat géant surveillant le chaos.

Angélique se rendit à l'Hôtel-Dieu dans une ville fantomale, mais où pelles et traînes se mettaient vite à l'ouvrage.