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—   Ça va, toi ?

Et l’autre répondait :

—   Ça va…

En réalité, on était sûrs d’y rester. Mais au matin, on a entendu des voix :

— Oh, les gars ! Vous êtes morts ?

On n’était pas morts. On était juste enfouis sous la neige. Un des soldats nous avait marché dessus par hasard ! Ils nous ont chargés sur leurs épaules et ramenés au camp. Le capitaine se pointe, il nous félicite, et puis il a voulu imiter Napoléon qui pinçait l’oreille de ses grognards pendant la retraite de Russie. Il avait vu ça sur des images, sans doute. Bon, il prend la mienne entre le pouce et l’index et la secoue un peu. Seulement elle était gelée. Ça a fait clink !, comme quand on casse un glaçon sous un toit : clink ! Et l’oreille lui est restée dans les doigts, au capitaine. Vous auriez vu sa tête ! Ça vous en bouche un coin, non ! Et pourtant c’est la vérité vraie… »

7

Le jour d’après, il l’avait perdue à la suite d’un pari stupide dans un port de Java. Ou bien il l’avait vendue à un milliardaire à qui il en manquait une. Un ours la lui avait arrachée dans le Grand Nord canadien. Elle avait été grignotée par un rat pendant qu’il délirait dans les fièvres du scorbut, sur un bateau de pêche. Elle avait été sectionnée par des pirates sanguinaires. Tranchée par un mari jaloux. Cuisinée au court-bouillon par une femme folle…

Six années durant le vieil homme raconta chaque soir une histoire différente, et il le faisait si bien que chaque soir on le croyait. Jusqu’au lendemain…

8

Une nuit cependant, sa chaise resta vide à l’auberge. Le patron s’en inquiéta et, à la fermeture, il se rendit chez le vieil homme à quelques rues de là. Il le trouva mourant sur son lit, seul. La chambre était misérable, en grand désordre.

L’aubergiste assista son ami de son mieux, sans songer à autre chose qu’à lui rendre un peu plus douces ses dernières heures d’existence. Mais, au milieu de la nuit, voyant que la vie s’en allait, il lui vint une idée obsédante. Il résista un peu : à quoi bon ennuyer ce brave homme jusque sur son lit de mort ? Mais finalement la tentation fut la plus forte. Il se pencha tout près du visage du vieux et lui souffla :

— S’il te plaît, pourrais-tu me dire, pendant que tu en as encore la force, comment tu as perdu cette oreille ? En vrai cette fois. Je t’en prie, je le garderai pour moi…

Le vieil homme lui fit de la main le signe de s’approcher, puis, d’une voix éteinte, il balbutia :

— Cette oreille… je ne l’ai jamais perdue… car je ne l’ai jamais eue… Je suis né… sans…

Un léger sourire se dessina encore sur ses lèvres pâles et il rendit son âme.

— Merci…, dit l’aubergiste, merci.

9

Quelques jours plus tard, en mettant de l’ordre dans les maigres affaires du vieil homme, l’aubergiste fut intrigué par une photographie ancienne. Une photo en noir et blanc avec ses bords dentelés. On y voyait un équipage sur le pont d’un bateau. Un peu en retrait de tous les autres, un jeune mousse, assis sur un tonneau, fixait l’objectif. L’aubergiste trouva à ce garçon un air de malice qui lui était familier. Il saisit une loupe et se pencha sur la photo. Il observa d’abord les yeux du garçon. C’est à l’œil qu’on reconnaît les gens ! Pas de doute, c’était bien là le vieil homme du temps de sa jeunesse. Un détail pourtant stupéfia l’aubergiste : le gamin avait ses deux oreilles sur cette photo ! Une à gauche et une à droite ! Les deux bien en place ! Il fit glisser la loupe sur les mains, posées sur les genoux, revint au visage. Au menton. Au nez. Aux yeux surtout. Au droit. Puis au gauche.

Et là il sursauta si fort que la loupe lui en gicla des mains : depuis l’autre côté de la mort, l’œil venait de lui faire un clin.