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— Téléphone ! soupire ma vieille.

— Déjà ? fais-je, la bouche pleine. Et je vais décrocher.

Dis, elle est vachement harcelée, ma ligne : cette fois, c’est Bérurier.

— Que t’arrive-t-il ? dis-je, presque irrité.

Ce gros sac à merde qui vient m’arracher à la félicité, je l’emplâtrerais !

— J’ai obtenu grain de courge, annonce-t-il.

— A savoir ?

— J’y ai passé des heures, mais j’ai fini par faire causer le marchand de came.

Bon Dieu ! J’avais complètement occulté l’incident, comme on dit de nos jours. Maintenant, on n’oublie plus : on occulte.

— Alors ?

— Faudrait qu’tu vinsses, mec. Ça urge !

Je voudrais en savoir plus, mais il reste buté.

— Viens, que je te dis ! T’as le cul rouillé d’puis qu’t’es dirlo ?

— Où es-tu ?

— Tu sais not’ maison de campagne à Nanterre dont Berthy a hérité d’sa sœur infirme : la grosse qui chiait sous elle ?

Ma mémoire éléphantesque me restitue une gentilhommière de planches et de tôle ondulée soutenue par des étais au sein d’un jardin-terrain vague de banlieue.

Je revois un chéneau à la Dubout en train de dégobiller l’eau de pluie dans une bassine ; un vilain chien jaune attaché par une chaîne devant un tonneau vide lui servant de niche ; et puis, dans un logis invraisemblable, la sœur aînée de Berthe : un monstre amphibien empilé entre les bras d’un immense fauteuil de bois fait sur mesure. Apparition de cauchemar sur la face de quoi tout choit : les yeux, les joues, les bajoues, les lèvres. Une écroulade sans limites et visqueuse ! Un dévalement irrépressible de graisse, de chair à demi morte et d’organes devenus superflus. Le corps n’était qu’un magma enveloppé d’étoffe, où les bras, les seins, le ventre se confondaient pour ne plus former qu’un tas indiscernable, énorme, puant. J’avais appelé cette chose venue d’ailleurs (et qui y retournait) madame, l’avais saluée, honorée d’un sourire. En retour, je n’avais reçu qu’un regard qui ressemblait à deux œufs cassés et le plus long filet de bave qu’il me fût donné d’admirer.

— Oui, oui, réponds-je, je la vois très bien.

— C’est là qu’ j’sus v’nu av’c le vendeur de came. T’auras p’t’êt’ du mal à t’ reconnaît’, biscotte ça s’est bâti à tout-va dans les alentours et les environs. Tu prends la grande avenue et quand tu vois un’ estation B.P., aussi sec t’enquilles la p’tite rue qu’est en face. Not’ villa est à main droite, deux cents mètres z’après.

— J’arrive !

— Voilà que tu dois repartir, mon pauvre grand ? soupire maman. J’espérais que ta qualité de directeur te permettrait de mener une existence plus calme…

La coquine ! Je comprends pourquoi elle me poussait tant à accepter cette promo.

— Voyons, m’man, tu sais bien que je ne serai jamais un sédentaire. L’immobilisme, c’est la mort ! L’homme qui cesse de remuer entre en agonie sans s’en apercevoir.

J’achève hâtivement (et c’est grand dommage) la tête du brave veau dauphinois venue se faire déguster à Paris.

— J’adore quand elle est craquante, assuré-je à ma petite folie. Et cette sauce ! Réussir ça en moins de cinq minutes, faut être douée !

Elle a une façon de rire, rien qu’avec les yeux, qui n’appartient qu’à elle, Féloche. Je la fixe un peu, mais c’est pas correct d’admirer sa mère la bouche pleine. Plus inconvenant encore que de parler. Je détourne mes carreaux des siens. Peut-être qu’on se dit pas suffisamment les choses, qu’on se laisse baiser par les pudeurs ? Le drame c’est qu’on n’arrive jamais à communiquer totalement avec ceux qu’on aime. Bêtement, on en garde pour soi, se consolant en pensant qu’on se mettra à jour plus tard. Seulement voilà : y a pas de plus tard !

De loin, je vois la tire de service stoppée tout contre la masure. Je me range derrière elle et vais toquer à la porte vitrée que l’on a gracieusement aveuglée en collant du papier journal sur les carreaux. Fort heureusement, ce sont des pages de Télé 7 Jours, et on y peut admirer force vedettes de la télévision : Bruno Masure à l’œil pétillant, l’adorable Sophie Davant, Patrick Sébastien avec sa chevelure à ressort, d’autres encore, mais des cons !

Le bruit de mon arrivée a alerté Bérurier, lequel me crie d’entrer.

Décidément, cette bicoque est riche en « spectacles forts ». Le fauteuil géant de l’ogresse disparue est toujours là, lui, mais agrémenté de coussins cretonne. Aujourd’hui, c’est le marchand de neige qui l’occupe. Il s’y trouve entravé par un spécialiste du ligotage scientifique. Tout au fil de fer galvanisé, s’il vous plaît ! Les bras rivés aux accoudoirs, les chevilles aux montants du siège, la poitrine contre son dossier. Il a les deux pommettes pétées, ainsi que les deux « arcanes souricières », et les feuilles nettement décollées de leur branche. Néanmoins, il rit comme un bossu et chantonne allègrement Boire un petit coup c’est agréable !

Bérurier est assis devant une table et dévore des cervelas posés sur un papier. Chacun d’eux lui permet deux bouchées. Il trempe le cervelas dans un grand pot de moutarde extra-véhémente avant de le croquer et ponctue ensuite d’un verre de picrate.

— J’ai biché une d’ ces fringouzes, dit-il, ’reus’ment qu’on garde toujours quéques babioles de dépannage à la villa.

Je désigne sa victime.

— Toi, au moins, tu n’as pas peur des bavures, Gros ! Tu sais qu’il en a déjà pour quinze jours d’hosto au compteur ?

— Ça l’empêche pas d’êt’ gai, objecte Dubide.

— Justement, que lui as-tu fait pour qu’il le soit tellement ?

Il me désigne une petite bonbonne dans sa jupe de paille, posée à même le plancher.

— Calva ! explique-t-il. Un cousin de Saint-Locdu-le-Petit qui l’ distille en loucedé. Quand t’est-ce je retourne au pays, j’en ramène plusieurs bonbonnes. Faut dire qu’y cueille mes pommes d’la ferme pour le faire. C’t’un produit somme toute personnel. Tu veux l’goûter ?

— Pas à cette heure. Je montre l’entravé.

— Et tu lui en as fait avaler ? Acquiescement muet du Mammouth.

— Pas qu’un peu ! Au début, y refuserait d’boire. Y a fallu qu’j’le morigénasse pour qu’y comprenne où qu’était son intérêt.

— Il en a tuté beaucoup ?

Le Gros répond par ce bruit que fait le gars marrant à qui tu demandes s’il aime les haricots secs.

— J’peux pas t’dire. La bonbonne était pleine, vérifille d’ toi-même !

Je soulève le récipient. Misère : il n’est plus qu’au tiers plein (terre-plein).

— Il va en crever ! protesté-je.

Béru a cette réponse désarmante :

— Et alors ? Tout l’ monde meurt !

Tout en consommant ses cervelas joufflus, Alexandre-Benoît me livre le produit de sa pêche. Après avoir absorbé (de mauvaise grâce) un litre et demi (environ) de gnole, l’homme a commencé à se raconter. Sa Majesté a continué de l’arroser (mais c’était maintenant le « camériste » qui en redemandait). Il ressort (pas à boudin : à cervelas) de cet interrogatoire que ce ne sont pas les gars de l’Organisation qui ont refroidi Larmiche. Impossible, pour la bonne et péremptoire raison qu’ils ne le connaissaient pas. Le réseau de drogue est terriblement cloisonné.

Le souffre-douleur du Gros, un certain Chaufroix (de volaille) reçoit la marchandise d’un homme dont il a livré les coordonnées à mon pote, mais il ignore tout, absolument, des autres membres du trafic. Lui, il a organisé personnellement son petit réseau de dealers, auquel appartenait Larmiche. En tout huit mecs (dont il a également balancé les blazes au cours de son traitement éthylique). Donc, il n’y a pas que lui qui pouvait scrafer « Tarte aux fraises (des bois) ». Non seulement il n’avait aucune raison de le faire, car il ignorait l’incident de son arrestation, mais en outre, le soir du meurtre, il se trouvait à Marseille, chez son fournisseur. Il peut le prouver !