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JACQUES DE RANDOL

Savez-vous que c’est très torturant d’aimer une femme comme vous.

MADAME DE SALLUS

Pourquoi ?

JACQUES DE RANDOL

Parce qu’on vous aime, comme les affamés regardent les pâtés et les volailles derrière les vitres d’un restaurant.

MADAME DE SALLUS

Oh ! Jacques !...

JACQUES DE RANDOL

C’est vrai. Une femme du monde appartient au monde, c’est-à-dire à tout le monde, excepté à celui à qui elle se donne. Celui-là peut la voir, toutes portes ouvertes, un quart d’heure tous les trois jours, pas plus souvent, à cause des valets. Par exception, avec mille précautions, avec mille craintes, avec mille ruses, elle le rejoint, une ou deux fois par mois, dans un logis meublé. C’est elle alors qui a juste un quart d’heure à lui accorder, parce qu’elle sort de chez Mme X..., pour aller chez Mme Z..., où elle a dit à son cocher de la prendre. S’il pleut, elle ne viendra pas, car il lui est alors impossible de se débarrasser de ce cocher. Or, ce cocher et le valet de pied, et Mme X..., et Mme Z..., et toutes les autres, tous ceux qui entrent chez elle comme dans un musée, un musée qui ne ferme pas, tous ceux et toutes celles qui mangent sa vie, minute par minute, seconde par seconde, à qui elle se doit comme un employé doit son temps à l’État, parce qu’elle est du monde, tous ces gens sont la vitre transparente et incassable qui vous sépare de ma tendresse.

MADAME DE SALLUS

Vous êtes nerveux, aujourd’hui.

JACQUES DE RANDOL

Non, mais je suis affamé de solitude avec vous. Vous êtes à moi, n’est-ce pas, ou plutôt je suis à vous ; eh bien ! est-ce que ça en a l’air, en vérité ? Je passe ma vie à chercher les moyens de vous rencontrer. Oui, notre amour est fait de rencontres, de saluts, de regards, de frôlements, et pas d’autre chose. Nous nous rencontrons, le matin, dans l’avenue, un salut ; nous nous rencontrons chez vous on chez une femme quelconque, vingt paroles ; nous nous rencontrons au théâtre, dix paroles ; nous dînons quelquefois à la même table, trop loin pour nous parler, et alors je n’ose même pas vous regarder, à cause des autres yeux. C’est cela s’aimer ! Est-ce que nous nous connaissons seulement ?

MADAME DE SALLUS

Alors, vous voudriez peut-être m’enlever ?

JACQUES DE RANDOL

C’est impossible, malheureusement.

MADAME DE SALLUS

Alors, quoi ?

JACQUES DE RANDOL

Je ne sais pas. Je dis seulement que cette vie est très énervante.

MADAME DE SALLUS

C’est justement parce qu’il y a beaucoup d’obstacles que votre tendresse ne languit point.

JACQUES DE RANDOL

Oh ! Madeleine, pouvez-vous dire cela ?

MADAME DE SALLUS

Croyez-moi, si votre affection a des chances de durer, c’est surtout parce qu’elle n’est pas libre.

JACQUES DE RANDOL

Vrai, je n’ai jamais vu de femme aussi positive que vous. Alors, vous croyez que si le hasard faisait que je fusse votre mari, je cesserais de vous aimer ?

MADAME DE SALLUS

Pas tout de suite, mais bientôt.

JACQUES DE RANDOL

C’est révoltant, ce que vous dites !

MADAME DE SALLUS

Non, c’est juste. Vous savez, quand un confiseur prend à son service une vendeuse gourmande, il lui dit « Mangez des bonbons tant que vous voudrez, mon enfant. » Elle s’en gorge pendant huit jours, puis elle en est dégoûtée pour le reste de sa vie.

JACQUES DE RANDOL

Ah çà ! voyons, pourquoi m’avez-vous... distingué ?

MADAME DE SALLUS

Je ne sais pas... pour vous être agréable.

JACQUES DE RANDOL

Je vous en prie. Ne vous moquez pas de moi.

MADAME DE SALLUS

Je me suis dit : « Voici un pauvre garçon qui a l’air très amoureux de moi. Moi, je suis très libre, moralement, ayant tout à fait cessé de plaire à mon mari depuis plus de deux ans. Or, puisque cet homme m’aime, pourquoi pas lui ? »

JACQUES DE RANDOL

Vous êtes cruelle.

MADAME DE SALLUS

Au contraire, je ne l’ai pas été. De quoi vous plaignez-vous donc ?

JACQUES DE RANDOL

Tenez, vous m’exaspérez avec cette moquerie continuelle. Depuis que je vous aime, vous me torturez ainsi et je ne sais seulement pas si vous avez pour moi la moindre tendresse.

MADAME DE SALLUS

J’ai eu, en tout cas, des bontés.

JACQUES DE RANDOL

Oh ! vous avez joué un jeu bizarre. Dès le premier jour, je vous ai sentie coquette avec moi, coquette obscurément, mystérieusement, coquette comme vous savez l’être, sans le montrer, quand vous voulez plaire, vous autres. Vous m’avez peu à peu conquis avec des regards, des sourires, des poignées de main, sans vous compromettre, sans vous engager, sans vous démasquer. Vous avez été terriblement forte et séduisante. Je vous ai aimée de toute mon âme, moi, sincèrement et loyalement. Et, aujourd’hui, je ne sais pas quel sentiment vous avez là - au fond du cœur - quelle pensée vous avez là au fond de la tête - je ne sais pas, je ne sais rien. Je vous regarde et je me dis : « Cette femme, qui semble m’avoir choisi, semble aussi oublier toujours qu’elle m’a choisi. M’aime-t-elle ? Est-elle lasse de moi ? A-t-elle fait un essai, pris un amant pour voir, pour savoir, pour goûter, sans avoir faim ? » Il y a des jours où je me demande si, parmi tous ceux qui vous aiment, et qui vous le disent sans cesse, il n’y en a pas un qui commence à vous plaire davantage.

MADAME DE SALLUS

Mon Dieu ! il y a des choses qu’il ne faut jamais approfondir.

JACQUES DE RANDOL

Oh ! que vous êtes dure. Cela signifie que vous ne m’aimez pas.

MADAME DE SALLUS

De quoi vous plaignez-vous ? De ce que je ne parle point... car... je ne crois pas que vous ayez autre chose à me reprocher.

JACQUES DE RANDOL

Pardonnez-moi. Je suis jaloux.

MADAME DE SALLUS

De qui ?

JACQUES DE RANDOL

Je ne sais pas. Je suis jaloux de tout ce que j’ignore en vous.

MADAME DE SALLUS

Oui. Sans m’être reconnaissant du reste.

JACQUES DE RANDOL

Pardon. Je vous aime trop, tout m’inquiète.

MADAME DE SALLUS

Tout ?

JACQUES DE RANDOL

Oui, tout.

MADAME DE SALLUS

Êtes-vous jaloux de mon mari ?

JACQUES DE RANDOL, stupéfait

Non... Quelle idée !

MADAME DE SALLUS

Eh bien ! vous avez tort.