J’ai compris, j’ai pleuré, j’ai souffert. Je vous ai fermé ma porte. Vous n’avez pas réclamé, vous m’avez jugée intelligente plus que vous n’auriez cru et nous avons vécu complètement séparés. Voici deux ans que cela dure, deux longues années qui, certes, ne vous ont pas parues plus de six mois. Nous allons dans le monde ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez nous. La situation a été établie ainsi par vous, par votre faute, par suite de votre première infidélité, qui a été suivie de beaucoup d’autres. Je n’ai rien dit, je me suis résignée, je vous ai chassé de mon cœur. Maintenant c’est fini, que demandez-vous ?
M. DE SALLUS
Ma chère, je ne demande rien. Je ne veux pas répondre au discours agressif que vous venez de me tenir. Je voulais seulement vous donner un conseil - d’ami - sur un danger possible que pourrait courir votre réputation. Vous êtes belle, très en vue, très enviée. On suppose vite une aventure...
MADAME DE SALLUS
Pardon. Si nous parlons d’aventure, je demande à faire la balance entre nous.
M. DE SALLUS
Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami sérieux. Quant à tout ce que vous venez de me dire, c’est fortement exagéré.
MADAME DE SALLUS
Pas du tout. Vous avez affiché, étalé toutes vos liaisons, ce qui équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Eh bien ! mon cher, je cherche...
M. DE SALLUS
Permettez.
MADAME DE SALLUS
Laissez-moi donc parler. Je suis belle, dites-vous, je suis jeune, et condamnée par vous à vivre, à vieillir, en veuve. Mon cher, regardez-moi.
Elle se lève.
Est-il juste que je me résigne au rôle d’Ariane abandonnée pendant que son mari court de femme en femme, et de fille en fille ?
S’animant.
Une honnête femme ! Je vous entends. Une honnête femme va-t-elle jusqu’au sacrifice de toute une vie, de toute joie, de toute tendresse, de tout ce pour quoi nous sommes nées, nous autres ? Regardez-moi donc. Suis-je faite pour le cloître ? Puisque j’ai épousé un homme, c’est que je ne me destinais pas au cloître, n’est-ce pas ? Cet homme, qui m’a prise, me rejette et court à d’autres... Lesquelles ! Moi je ne suis pas de celles qui partagent. Tant pis pour vous, tant pis pour vous. Je suis libre. Vous n’avez pas le droit de m’adresser un conseil. Je suis libre !
M. DE SALLUS
Ma chère, calmez-vous. Vous vous méprenez complètement. Je ne vous ai jamais soupçonnée. J’ai pour vous une profonde estime et une profonde amitié ; une amitié qui grandit chaque jour. Je ne peux pas revenir sur ce passé que vous me reprochez si cruellement. Je suis peut-être un peu trop... comment dirais-je ?
MADAME DE SALLUS
Dites Régence. Je connais ce plaidoyer pour excuser toutes les faiblesses et toutes les fredaines. Ah oui ! le XVIIIe siècle ! le siècle élégant ! Que de grâce, quelle délicieuse fantaisie, que de caprices adorables ! C’est une rengaine, mon cher.
M. DE SALLUS
Non, vous vous méprenez encore. Je suis, j’étais surtout, trop... trop Parisien, trop habitué à la vie du soir, en me mariant, habitué aux coulisses, au cercle, à mille choses... on ne peut pas rompre tout de suite... il faut du temps. Et puis, le mariage nous change trop, trop vite. Il faut s’y accoutumer... peu à peu... Vous m’avez coupé les vivres quand j’allais m’y faire.
MADAME DE SALLUS
Grand merci. Et vous venez, peut-être, me proposer une nouvelle épreuve ?
M. DE SALLUS
Oh ! quand il vous plaira. Vrai, quand on se marie après avoir vécu comme moi, on ne peut s’empêcher de regarder d’abord un peu sa femme comme une nouvelle maîtresse, une maîtresse honnête... ce n’est que plus tard qu’on comprend bien, qu’on distingue bien, et qu’on se repent.
MADAME DE SALLUS
Eh bien ! mon cher, il est trop tard. Comme je vous l’ai dit, je cherche de mon côté. J’ai mis trois ans à m’y décider. Vous avouerez que c’est long. Il me faut quelqu’un de bien, de mieux que vous... C’est un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer.
M. DE SALLUS
Madeleine, cette plaisanterie est déplacée.
MADAME DE SALLUS
Mais non, car je suppose que toutes vos maîtresses étaient mieux que moi, puisque vous les avez préférées à moi.
M. DE SALLUS
Voyons, dans quelle disposition d’esprit êtes-vous ?
MADAME DE SALLUS
Mais je suis comme toujours. C’est vous qui avez changé, mon cher.
M. DE SALLUS
C’est vrai, j’ai changé.
MADAME DE SALLUS
Ce qui veut dire ?
M. DE SALLUS
Que j’étais un imbécile.
MADAME DE SALLUS
Et que ?...
M. DE SALLUS
Que je reviens à la raison.
MADAME DE SALLUS
Et que ?...