M. DE SALLUS
Que je suis amoureux de ma femme.
MADAME DE SALLUS
Vous êtes donc à jeun ?
M. DE SALLUS
Vous dites ?
MADAME DE SALLUS
Je dis que vous êtes à jeun.
M. DE SALLUS
Comment ça ?
MADAME DE SALLUS
Quand on est à jeun on a faim, et quand on a faim, on se décide à manger des choses qu’on n’aimerait point à un autre moment. Je suis le plat, négligé aux jours d’abondance, auquel vous revenez aux jours de disette. Merci.
M. DE SALLUS
Je ne vous ai jamais vue ainsi. Vous me faites de la peine autant que vous m’étonnez.
MADAME DE SALLUS
Tant pis pour nous deux. Si je vous étonne, vous me révoltez. Sachez que je ne suis pas faite pour ce rôle d’intermédiaire.
M. DE SALLUS s’approche, lui prend la main et la baise longuement.
Madeleine, je vous jure que je suis devenu amoureux de vous, très fort, pour de vrai, pour tout à fait.
MADAME DE SALLUS
Il se peut que vous en soyez convaincu. Quelle est donc la femme qui ne veut pas de vous, en ce moment ?
M. DE SALLUS
Madeleine, je vous jure...
MADAME DE SALLUS
Ne jurez pas. Je suis sûre que vous venez de rompre avec une maîtresse. Il vous en faut une autre, et vous ne trouvez pas. Alors vous vous adressez à moi. Depuis trois ans, vous m’avez oubliée, de sorte que je vous fais l’effet de quelque chose de nouveau. Ce n’est pas à votre femme que vous revenez, mais à une femme avec qui vous avez rompu et que vous désirez reprendre. Ce n’est là, au fond, qu’un jeu de libertin.
M. DE SALLUS
Je ne me demande pas si vous êtes ma femme ou une femme : vous êtes celle que j’aime, qui a pris mon cœur. Vous êtes celle dont je rêve, celle dont l’image me suit partout, dont le désir me hante. Il se trouve que vous êtes ma femme, tant mieux ou tant pis ! je ne sais pas, que m’importe ?
MADAME DE SALLUS
C’est vraiment un joli rôle que vous m’offrez là. Après Mlle Zozo, Mlle Lili, Mlle Tata, vous offrez sérieusement à Mme de Sallus de prendre la succession vacante et de devenir la maîtresse de son mari pour quelque temps ?
M. DE SALLUS
Pour toujours.
MADAME DE SALLUS
Pardon. Pour toujours, je redeviendrais votre femme, et ce n’est pas de cela qu’il s’agit, puisque j’ai cessé de l’être. La distinction est subtile, mais réelle. Et puis l’idée de faire de moi votre maîtresse légitime vous enflamme beaucoup plus que l’idée de reprendre votre compagne obligatoire.
M. DE SALLUS, riant
Eh bien ! pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas la maîtresse de son mari ? J’admets parfaitement votre point de vue. Vous êtes libre, absolument libre, par ma faute. Moi, je suis amoureux de vous et je vous dis : « Madeleine, puisque votre cœur est vide, ayez pitié de moi. Je vous aime. »
MADAME DE SALLUS
Vous me demandez la préférence, à titre d’époux ?
M. DE SALLUS
Oui.
MADAME DE SALLUS
Vous reconnaissez que je suis libre ?
M. DE SALLUS
Oui.
MADAME DE SALLUS
Vous voulez que je devienne votre maîtresse ?
M. DE SALLUS
Oui.
MADAME DE SALLUS
C’est bien entendu ? Votre maîtresse ?
M. DE SALLUS
Oui.
MADAME DE SALLUS
Eh bien !... j’allais prendre un engagement d’un autre côté, mais puisque vous me demandez la préférence, je vous la donnerai, à prix égal.
M. DE SALLUS
Je ne comprends pas.
MADAME DE SALLUS
Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes ? Soyez franc.
M. DE SALLUS
Mille fois mieux.
MADAME DE SALLUS
Bien vrai ?
M. DE SALLUS
Bien vrai.
MADAME DE SALLUS
Mieux que la mieux ?
M. DE SALLUS
Mille fois.
MADAME DE SALLUS
Eh bien ! dites-moi combien elle vous a coûté, la mieux, en trois mois ?
M. DE SALLUS
Je n’y suis plus.
MADAME DE SALLUS
Je dis : Combien vous a coûté, en trois mois, la plus charmante de vos maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners, théâtre, etc., etc., entretien complet, enfin ?
M. DE SALLUS
Est-ce que je sais, moi ?
MADAME DE SALLUS
Vous devez savoir. Voyons, faisons le compte. Donniez-vous une somme ronde, ou payiez-vous les fournisseurs séparément ? Oh ! vous n’êtes pas homme à entrer dans le détail, vous donniez la somme ronde.
M. DE SALLUS
Madeleine, vous êtes intolérable.
MADAME DE SALLUS
Suivez-moi bien. Quand vous avez commencé à me négliger, vous avez supprimé trois chevaux dans vos écuries : un des miens et deux des vôtres ; plus un cocher et un valet de pied. Il fallait bien faire des économies intérieures pour payer les nouvelles dépenses extérieures.
M. DE SALLUS
Mais ce n’est pas vrai.
MADAME DE SALLUS
Oui, oui. J’ai les dates ; ne niez pas, je vous confondrai. Vous avez cessé également de me donner des bijoux, puisque vous aviez d’autres oreilles, d’autres doigts, d’autres poignets et d’autres poitrines à embellir. Vous avez supprimé un de nos deux jours d’opéra, et j’oublie beaucoup de petites choses moins importantes. Tout cela, à mon compte, doit faire environ cinq mille francs par mois. Est-ce juste ?
M. DE SALLUS
Vous êtes folle.
MADAME DE SALLUS
Non, non. Avouez. Celle de vos cocottes qui vous a coûté le plus cher arrivait-elle à cinq mille francs par mois ?
M. DE SALLUS
Vous êtes folle.
MADAME DE SALLUS
Vous le prenez ainsi, bonsoir !
Elle va sortir. Il la retient.
M. DE SALLUS
Voyons, cessez ces plaisanteries-là.
MADAME DE SALLUS
Cinq mille francs ! Dites-moi si elle vous coûtait cinq mille francs ?
M. DE SALLUS
Oui, à peu prés.
MADAME DE SALLUS
Eh bien ! mon ami, donnez-moi tout de suite cinq mille franc, et je vous signe un bail d’un mois.