M. DE SALLUS
Mais vous avez perdu la tête !
MADAME DE SALLUS
Bonsoir ! Bonne nuit !
M. DE SALLUS
Quelle toquée ! Voyons, Madeleine, restez, nous allons causer sérieusement.
MADAME DE SALLUS
De quoi ?
M. DE SALLUS
De... de... de mon amour pour vous.
MADAME DE SALLUS
Mais il n’est pas sérieux du tout, votre amour.
M. DE SALLUS
Je vous jure que oui.
MADAME DE SALLUS
Blagueur ! Tenez, vous me donnez soif à force de me faire parler.
Elle va au plateau portant la théière et les sirops et se verse un verre d’eau claire. Au moment où elle va boire, son mari s’approche sans bruit et lui baise le cou. Elle se retourne brusquement et lui jette son verre d’eau en pleine figure.
M. DE SALLUS
Ah ! c’est stupide !
MADAME DE SALLUS
Ça se peut. Mais ce que vous avez fait, ou tenté de faire, était ridicule.
M. DE SALLUS
Voyons, Madeleine.
MADAME DE SALLUS
Cinq mille francs.
M. DE SALLUS
Mais ce serait idiot.
MADAME DE SALLUS
Pourquoi ça ?
M. DE SALLUS
Comment, pourquoi ? Un mari, payer sa femme, sa femme légitime ! Mais j’ai le droit...
MADAME DE SALLUS
Non. Vous avez la force... et moi, j’aurai... ma vengeance.
M. DE SALLUS
Madeleine...
MADAME DE SALLUS
Cinq mille francs.
M. DE SALLUS
Je serais déplorablement ridicule si je donnais de l’argent à ma femme ; ridicule et imbécile.
MADAME DE SALLUS
Il est bien plus bête, quand on a une femme, une femme comme moi, d’aller payer des cocottes.
M. DE SALLUS
Je le confesse. Cependant si je vous ai épousée, ce n’est pas pour me ruiner avec vous.
MADAME DE SALLUS
Permettez. Quand vous portez de l’argent, votre argent qui est aussi mon argent par conséquent, chez une drôlesse, vous commettez une action plus que douteuse : vous me ruinez, moi, en même temps que vous vous ruinez, puisque vous employez ce mot. J’ai eu la délicatesse de ne pas vous demander plus que la drôlesse en question. Or, les cinq mille francs que vous allez me donner resteront dans votre maison, dans votre ménage. C’est une grosse économie que vous faites. Et puis, je vous connais, jamais vous n’aimerez tout à fait ce qui est droit et légitime ; or, en payant cher, très cher, car je vous demanderai peut-être de l’augmentation, ce que vous avez le droit de prendre, vous trouverez notre... liaison beaucoup plus savoureuse... Maintenant, Monsieur, bonsoir, je vais me coucher.
M. DE SALLUS, d’un air insolent
Voulez-vous un chèque ou des billets de banque ?
MADAME DE SALLUS, avec hauteur
Je préfère les billets de banque.
M. DE SALLUS, ouvrant son portefeuille
Je n’en ai que trois. Je vais compléter avec un chèque.
Il le signe, puis tend le tout à sa femme.
MADAME DE SALLUS prend, regarde son mari avec dédain, puis d’une voix dure
Vous êtes bien l’homme que je pensais. Après avoir payé des filles vous consentez à me payer comme elles, tout de suite, sans révolte. Vous avez trouvé que c’était cher, vous avez crainte d’être grotesque. Mais vous ne vous êtes pas aperçu que je me vendais, moi, votre femme. Vous me désiriez un peu pour vous changer de vos gueuses, alors je me suis avilie à devenir semblable à elles ; vous ne m’avez pas repoussée, mais désirée davantage, autant qu’elles, même plus puisque j’étais plus méprisable. Vous vous êtes trompé, mon cher, ce n’est pas ainsi que vous auriez pu me conquérir. Adieu !
Elle lui jette son argent au visage et sort.
Acte deuxieme
MADAME DE SALLUS seule dans son salon, comme au premier acte. Elle écrit, puis lève les yeux vers la pendule.
UN DOMESTIQUE, annonçant
Monsieur Jacques de Randol !
JACQUES DE RANDOL, après lui avoir baisé la main
Vous allez bien, Madame ?
MADAME DE SALLUS
Assez bien, merci.
Le domestique sort.
JACQUES DE RANDOL
Qu’y a-t-il ? Votre lettre m’a bouleversé. J’ai cru un accident arrivé et je suis accouru.
MADAME DE SALLUS
Il y a, mon ami, qu’il faut prendre une grande résolution et que l’heure est très grave pour nous.
JACQUES DE RANDOL
Expliquez-vous.
MADAME DE SALLUS
Depuis deux jours, j’ai subi toutes les angoisses que puisse endurer le cœur d’une femme.
JACQUES DE RANDOL
Que s’est-il passé ?
MADAME DE SALLUS
Je vais vous le dire, et je vais m’efforcer de le faire avec calme pour que vous ne me croyiez pas folle. Je ne puis plus vivre ainsi... et je vous ai appelé...
JACQUES DE RANDOL
Vous savez que je suis à vous. Dites ce que je dois faire...
MADAME DE SALLUS
Je ne puis plus vivre pris de lui. C’est impossible. Il me torture.
JACQUES DE RANDOL
Votre mari ?
MADAME DE SALLUS
Oui, mon mari.
JACQUES DE RANDOL
Qu’a-t-il fait ?
MADAME DE SALLUS
Il faut remonter à votre départ, l’autre jour. Quand nous avons été seuls, il m’a d’abord fait une scène de jalousie à votre sujet.
JACQUES DE RANDOL
A mon sujet ?
MADAME DE SALLUS
Oui, une scène prouvant même qu’il nous espionnait un peu.
JACQUES DE RANDOL
Comment ?
MADAME DE SALLUS
Il avait interrogé un domestique.
JACQUES DE RANDOL
Rien de plus ?
MADAME DE SALLUS
Non. D’ailleurs cela n’a pas d’importance, et il vous aime beaucoup en réalité. Puis, il m’a déclaré son amour. Moi, j’ai peut-être été trop insolente... trop dédaigneuse, je ne sais pas au juste. Je me trouvais dans une situation si grave, si pénible, si difficile, que j’ai tout osé pour l’éviter.