MADAME DE RONCHARD
C’est tellement invraisemblable que je ne le crois pas plus à la vingtième fois qu’à la première.
LÉON
C’est la vérité pourtant.
MADAME DE RONCHARD
Eh bien ! si c’est la vérité, tu as tort d’aider Jean à rompre cette liaison avec une femme si... admirable.
LÉON
Non, ma tante, j’ai fait mon devoir. Vous me traitez parfois d’écervelé et vous avez souvent raison. Mais vous savez aussi que je sais être sérieux quand il le faut. Si cette liaison vieille de trois ans avait encore duré, Jean perdait sa vie.
MADAME DE RONCHARD
Qu’est-ce que ça peut nous faire ?
LÉON
C’est terrible pour un homme, ces... collages-là. Tant pis ! j’ai dit le mot !... C’était mon devoir d’ami, je le répète, de tâcher d’y soustraire Jean, et mon devoir de frère de faire épouser à ma sœur un homme tel que lui. Et vous verrez que l’avenir me donnera raison... Et puis, quand vous aurez, plus tard, un petit-neveu ou une petite-nièce, à soigner, à dorloter... C’est ça qui enfoncera tous vos caniches de Neuilly.
MADAME DE RONCHARD
Les pauvres chéris ! Je ne les abandonnerai jamais. Tu sais que je les aime comme une mère !
LÉON
Eh bien ! vous deviendrez leur tante seulement, tandis que vous serez la mère de votre petit-neveu.
MADAME DE RONCHARD
Tais-toi ! tu m’exaspères.
JEAN, qui vient de paraître depuis un instant avec Gilberte dans la galerie du fond, à son domestique, au fond également
Joseph ! vous n’avez rien oublié ?... Des fleurs partout !
LE DOMESTIQUE
Que Monsieur et Madame soient tranquilles, ils trouveront tout en ordre.
Il disparaît.
LÉON, à sa tante
Tenez ! regardez-les, sont-ils gentils tous les deux !
LES MÊMES, plus JEAN et GILBERTE
JEAN, à Mme de Ronchard, s’avançant vers elle
Savez-vous de quoi nous parlions tout à l’heure, Madame ? Nous parlions de vous ?
LÉON, à part
Hum ! Hum !
JEAN
Oui, je disais que je ne vous avais pas encore fait mon cadeau de noces, parce que cela m’a demandé beaucoup de réflexion.
MADAME DE RONCHARD, sèche
Mais Gilberte m’en a fait un très beau pour vous deux, Monsieur.
JEAN
Ça ne suffit pas. Moi, j’ai cherché quelque chose qui fût particulièrement agréable à vos goûts... Savez-vous ce que j’ai trouvé ? C’est bien simple. Je vous prie, Madame, de vouloir bien accepter ce porte-feuille qui contient quelques billets pour vos toutous abandonnés. Vous pourrez établir dans votre asile quelques niches supplémentaires, et vous me permettrez seulement d’aller caresser de temps en temps ces pensionnaires nouveaux, à la condition que vous ne choisirez pas les plus méchants pour moi.
MADAME DE RONCHARD, flattée dans sa manie
Mais... merci bien, Monsieur. C’est gentil de penser à mes pauvres bêtes.
LÉON, bas à l’oreille de Jean
Diplomate, va !
JEAN
Rien d’étonnant, Madame. J’ai pour les bêtes beaucoup d’amical instinct. Ce sont les frères sacrifiés de l’homme, ses esclaves et sa nourriture, les vrais martyrs de cette terre.
MADAME DE RONCHARD
Ce que vous dites là est fort juste, Monsieur. J’y ai souvent songé. Oh ! les pauvres chevaux, battus par les cochers dans les rues !
LÉON, avec emphase
Et le gibier, ma tante, le gibier affolé, tombant sous le plomb de tous les côtés, fuyant éperdu devant ces horribles massacres... pan ! pan ! pan !
MADAME DE RONCHARD
Ne parle pas de ça... On en frémit... C’est épouvantable !
JEAN, allant à Gilberte
Épouvantable !
LÉON, après un temps, gaiement
Oui.., mais c’est bon à manger !..
MADAME DE RONCHARD
Tu es sans pitié !
LÉON, à voix basse, à sa tante
Sans pitié pour les bêtes, peut-être ; mais vous, vous l’êtes pour les gens.
MADAME DE RONCHARD, de même
Qu’entends-tu par là ?
LÉON, de même, lui montrant Jean et Gilberte qui se sont assis sur le canapé, à droite
Croyez-vous que votre présence leur soit agréable, ce soir, à tous les deux ? (Lui prenant le bras.) Papa a certainement fini de fumer... Allez un peu dans la salle de billard.
MADAME DE RONCHARD
Et toi ?
LÉON
Moi, je descends au rez-de-chaussée, dans mon cabinet de travail... et je remonte aussitôt après.
MADAME DE RONCHARD, ironique
Ton cabinet de travail... c’est ton atelier à toi, hein, polisson ?... Les clientes ?
LÉON, pudique
Ah ! ma tante... chez nous on ne se déshabille pas. (A part.) Hélas !... (Sortant par la droite, en bénissant les deux jeunes gens.) Enfants, je vous bénis !
Mme de Ronchard sort en même temps par le fond.
JEAN, GILBERTE, assis sur le canapé, à droite.
JEAN
Oui, oui, vous êtes bien ma femme, mademoiselle.
GILBERTE
Mademoiselle ?
JEAN
Oh ! pardon. Tiens, je ne sais comment vous nommer.
GILBERTE
Dites Gilberte, ça n’a rien de choquant.
JEAN
Gilberte ! Enfin, enfin, enfin, vous êtes ma femme.
GILBERTE
En vérité, ce n’est pas sans peine.
JEAN
Ah ! quelle mignonne et énergique créature vous êtes ! Comme vous avez lutté contre votre père, contre votre tante ! C’est par vous, grâce à vous, que nous sommes l’un à l’autre ; merci de tout mon cœur... qui vous appartient.
GILBERTE
J’ai eu confiance en vous, voilà tout.
JEAN
Rien que de la confiance ?
GILBERTE
Vous êtes fat. Vous me plaisiez aussi, et vous le saviez bien... Si vous ne m’aviez pas plu, ma confiance devenait inutile. On plaît d’abord ; sans ça, rien à tenter, Monsieur...
JEAN
Dites Jean... comme j’ai dit Gilberte.
GILBERTE, hésitante
Ce n’est pas la même chose... Il me semble... cependant... Non ! je ne pourrais pas.