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« Richard s’intéresse aux réalités parallèles et cherche à savoir quelles tensions provoquerait dans un esprit vierge un langage programmé pour les refléter. Il a créé une sorte de monde étranger, doté de ses propres lois…

— Si je comprends bien, le genre d’environnement au milieu duquel un être venu d’ailleurs aurait pu grandir ? »

L’Américain se pencha en avant, visiblement très intéressé.

« Pas exactement. Sole jeta un coup d’œil à Jannis. Mais le psychologue ne montra aucun empressement à ajouter quoi que ce soit. Il s’agit plutôt d’une autre dimension, induite d’un certain nombre d’illusions perceptives. Richard est très amateur d’illusionnisme…

— Oui, c’est ce que j’ai remarqué. Je commence à voir ce que c’est. Pas tant un environnement réellement étranger qu’une certaine conception philosophique de « l’étrangéité » ? Et le troisième Univers, alors ? Je pense que c’est le vôtre ?

— Effectivement… Avez-vous déjà entendu parler de ce poème de l’écrivain français Raymond Roussel qui s’intitule Nouvelles Impressions d’Afrique ? »

L’Américain secoua la tête.

« Un drôle de poème. En fait, pratiquement illisible. Entendez-moi bien : littéralement illisible. Non qu’il soit mauvais, au contraire, il est d’une ingéniosité diabolique. Mais c’est l’exemple le plus fou de ce qu’en linguistique nous appelons l’enchâssement. Et c’est ce que mes enfants apprennent…

— L’enchâssement ? Comment décririez-vous cela ? »

Sole avait achevé, quelques heures plus tôt, la lecture du papier de Zwingler sur les difficultés de langage des astronautes et il hésitait à le croire d’une telle ignorance du jargon linguistique. Néanmoins, il expliqua.

« L’enchâssement est un cas spécial de ce que nous appelons les lois de récurrence, ensemble de règles qui permet d’effectuer la même opération plus d’une fois lorsqu’on construit une phrase, de façon à faire cette phrase de la forme et de la longueur qu’on désire. Les animaux, lorsqu’ils veulent communiquer, n’ont à leur disposition qu’une batterie immuable de signaux, ou bien un seul signal dont ils modulent la durée. Mais de telles limites ne sont pas imposées aux hommes. Chaque phrase que nous construisons est une création inédite. Cela est proprement le fait des règles de récurrence. Le chien et le chat et l’ours ont mangé. Ils ont mangé du pain et du fromage et des fruits, avidement et gloutonnement. Ces phrases, vous les entendez pour la première fois. Elles sont entièrement nouvelles, mais vous n’avez aucune difficulté à les comprendre. C’est grâce à cette compétence linguistique, à la fois créatrice et souple, inscrite dans notre cerveau. Mais l’enchâssement porte la pensée aux limites du cerveau, ce qui explique le rôle de sonde que nous lui faisons jouer à la lisière…

— Chris, j’aimerais mieux que tu nous donnes un exemple de cet enchâssement, intervint Sam. Ton exposé devient un peu théorique pour moi. »

Sole adressa à Sam un regard curieux, car ce dernier connaissait parfaitement le sujet. Jannis, d’un air satisfait, se carra dans son siège et son attitude dénotait qu’il se sentait désormais exempté – comment avait-il dit ? – de faire son numéro.

Mais, puisque cela faisait plaisir à Sam…

« Il n’y a qu’à prendre exemple sur une berceuse. Celle-ci présente une remarquable série récurrente particulièrement facile à suivre. »

Dès qu’il commença à la réciter, un souvenir d’enfance lui revint en mémoire. Il avait sept ans. C’était l’école du dimanche. Il se levait pour chanter, de sa voix flûtée, la même chanson enfantine, lors du service d’action de grâces qui suivait les moissons. Et puis il avait oublié les paroles. Envolées, les paroles, en plein milieu du chant. Il avait fallu lui souffler. Ce moment malheureux avait laissé une écharde de honte dans son système nerveux. Et voilà que l’écharde, au contact du souvenir, l’aiguillonnait à nouveau de cette angoisse absurde : je n’arriverai pas au bout de la récitation, et, de fait, il restait là, perdu, la bouche ouverte, muet, attendant qu’on lui souffle…

C’est le fermier qui a semé le grain Qu’a mangé le coq qui a chanté le matin, Qui a réveillé le curé tout rasé tout tonsuré Qui…

Qui quoi ? QUOI QUOI QUOI ? Une voix enfantine bafouillait dans sa tête tandis qu’une autre partie de lui-même observait cette stupide répétition d’événements et se demandait dans quelle mesure la fascination qu’exerçait sur lui le langage, et surtout le langage défiguré, n’avait pas pour cause première cette humiliation en public.

Une voix douce, à l’accent américain, lui vint en aide.

« Qui a marié l’homme tout cassé tout usé…

— Un petit effort, Chris. »

Zwingler souriait.

Le petit garçon reconnaissant retrouvait le fil de la chanson.

« Qui a embrassé la servante esseulée…»

Mais l’homme, en lui, s’arrêta, méfiant. Richard, Sam, Dorothy et même Friedmann aux yeux de grenouille ressemblaient trop à ces parents qui l’observaient, amusés.

Mais l’Américain le pressait. Sa voix assurée chanta les quelques vers suivants :

Qui a fait mal au chien… Qui a fait mal au chien…

— Qui a chassé le chat, hasarda Sole.

— Qui a mordu le rat ! enchaîna vivement Zwingler.

— Qui a mangé le malt ? poursuivait Sole avec un sourire.

— Qui était dans la maison que Jacques a bâtie !

Zwingler termina triomphalement. Trois braises rouges dans un feu de joie. La chanson, il se l’était appropriée. On avait joué, et il avait gagné.

Que je suis con, pensa Sole, j’aurais dû reprendre les rimes depuis la fin. Il jeta un regard à Jannis et ne reçut en retour qu’une bouffée de mépris, rageur. Un manipulateur retors lui avait tendu un piège et il était tombé dedans. Tombé dans ce putain de trou de mémoire. Mais ce piège n’était fait que de mots. Il aurait dû se méfier.

« Je sais, n’importe quel bambin de quatre ans le saurait par cœur, dit-il, bien que toujours cramoisi, en manière de contre-offensive. Mais c’est autre chose d’appliquer l’enchâssement à l’intérieur d’une même phrase : c’est le malt que le rat que le chat que le chien a chassé, a mordu, a mangé. Qu’est-ce qu’on peut en dire ? Que c’est grammaticalement correct ? C’est vrai, mais on n’y comprend pratiquement rien. Qu’on pousse un peu plus loin l’enchâssement et on en arrive au poème de Raymond Roussel. Les surréalistes ont essayé de construire des machines à lire Roussel. Mais l’appareillage le plus docile, le plus sensé que nous ayons, que nous connaissions, pour le traitement du langage – notre propre cerveau – est, dans ce cas précis, impuissant.

— Et pourquoi, Chris ? »

Malgré son regard embusqué derrière un amusement sournois, Zwingler semblait sincèrement intéressé. Légèrement décontenancé, Sole lui jeta en pâture quelques mots d’explication. Il remarqua, ce faisant, que le visage de Sam se détendait.

« Tout simplement parce que le traitement du discours dépend du volume d’information que le cerveau peut emmagasiner à court terme.

— Et ce volume serait limité par le temps que met la mémoire immédiate à devenir permanente, donc de nature chimique et non plus électrique.