— S’ils le faisaient, répondit Sole avec conviction, nous aurions alors découvert quelle image le cerveau se fait de tous les langages possibles.
— Vous voulez dire : tous les langages humains possibles, c’est bien ça, Chris ? »
Sole se mit à rire de la futilité de l’objection.
« Posons le problème autrement et disons : tous les langages parlés par les êtres dont l’évolution s’est faite sur les mêmes bases que la nôtre. Je ne peux évidemment pas tenir compte des fantaisies linguistiques qu’auront imaginées les salamandres à métabolisme siliceux d’une autre région de l’univers !
— Il se pourrait que ces êtres utilisent des sortes de circuits imprimés, de structure binaire, comme ceux d’un ordinateur », reprit Zwingler, d’une voix rêveuse, comme s’il prenait très au sérieux la boutade de Sole.
Vidya s’éloigna mollement à quelques pas de l’entrée du labyrinthe, vers une grosse poupée de plastique orange. Il la ramassa et la mit debout. Elle lui arrivait à l’épaule.
Il lui palpa le côté et la poupée s’ouvrit. Le garçon en sortit une poupée plus petite, rouge, la plaça debout à côté de la première qu’il referma. La seconde poupée arrivait à l’épaule de la première…
« Ce sont des jeux éducatifs, précisa Sole en reprenant les écouteurs que lui tendait Zwingler et qu’il raccrocha. Les corps des poupées contiennent des mémoires électroniques où sont enregistrées quelques dizaines de contes pour enfants. En ouvrant la grande poupée, on met en marche une histoire au hasard. Mais là où ça devient vicieux, c’est qu’il faut désemboîter et réemboîter tout le jeu de poupées dans l’ordre exact pour obtenir l’histoire en entier. Une histoire qui elle-même est, linguistiquement, enchâssée, tout comme les poupées sont matériellement emboîtées l’une dans l’autre. Il y en a sept en tout. Regardez, il sort la troisième…»
Mais Zwingler se livrait toujours à voix haute à de subtiles réflexions sur les langages binaires.
« Linguistiquement, ce n’est pas la même chose, dit Rosson. Le cerveau retient les données dans les couches multiples de ses réseaux d’associations, et c’est bien ce que réfléchit le langage. Au contraire, un ordinateur possède une fiche signalétique pour chaque donnée isolée. En réalité, la raison pour laquelle les enchâssements de Chris pourraient être rejetés est que le cerveau n’est pas un ordinateur. Il ne saurait pas à quelle association intégrer la donnée nouvelle parce que le réflexe est trop lent et, quantitativement, sa capacité est limitée, même avec l’ASP…»
Tandis qu’il parlait, Dorothy se mit à manœuvrer pour entraîner l’Américain hors de l’Univers de Sole. Elle s’éloignait d’un pas, revenait près de lui comme une poule donnant l’exemple à son poussin. Elle finit par le tirer carrément par la manche.
« Les associations d’idées, voilà le problème, caqueta-t-elle. Il est illogique que des mots aient des significations polyvalentes. Bien sûr, on peut toujours essayer d’enseigner une forme de Greublis pour mettre la logique sur la sellette…
— Votre Greublis, ce n’est pas une marque de fromage suisse ? s’enquit Zwingler avec un gloussement moqueur.
— Pas du tout ! Le Greublis n’est qu’une forme de l’anglais. Avec des mots spéciaux, comme greu et blis. Greu, par exemple, qualifie quelque chose qu’on a déjà vu et qui est gris, ou quelque chose qu’on n’a pas encore vu et qui est bleu. Mais, hélas ! ces notions sont trop complexes pour de jeunes enfants.
— Si je comprends bien, ce n’est qu’une lune en fromage gris ?
— Que voulez-vous dire ?
— Le greublis est une pure invention, comme de dire que la Lune est un fromage.
— Mais, monsieur Zwingler, nous n’avons jamais été assez bêtes pour vouloir enseigner le Greublis. Je ne veux que dégager les lignes de force qui ont présidé à nos recherches préliminaires…»
Entre les coups de patte précis et logiques de Dorothy, Zwingler se laissa mener dans le couloir. Sole était resté en arrière pour regarder Vidya. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans le comportement du garçon. Quelque chose de saccadé, d’automatique.
Il achevait d’aligner les sept poupées.
Puis, comme un masque, son visage se figea. Ses yeux restaient rivés sur la plus petite.
Une minute passa, puis, brusquement, un spasme contracta le visage du petit garçon. Comme la glace trop fragile sous les pieds du patineur, la membrane tendue qui le protégeait de la folie céda et il sombra dans le chaos. Ses lèvres s’ouvrirent sur un hurlement. Son visage se tordit. Heureusement, l’isolation empêchait le bruit de parvenir jusqu’au couloir. De ses yeux agrandis, Vidya regarda en direction de Sole, bien qu’il ne pût rien voir que sa propre image dans la glace sans tain. D’un coup de poing, il envoya promener les poupées qui tombèrent comme des quilles.
Il se saisit de la plus petite poupée et s’acharna sur son cou. C’était la seule poupée qui n’en contenait pas d’autre et pourtant l’acharnement du garçon était tel que des larmes coulèrent de ses yeux. Ses mains cherchaient désespérément, comme si la poupée avait dû contenir autre chose.
Sole, horrifié, regardait.
La crise dura tout au plus quelques minutes, avant que Vidya ne s’épuise, que ses gestes ne ralentissent comme ceux d’un jouet mécanique et qu’il ne s’arrête. Puis, mollement, il ramassa les poupées et les réemboîta l’une dans l’autre.
Malgré les tentatives d’explication qui s’entrechoquaient dans sa tête, Sole rattrapa le groupe.
Quelle sinistre école d’enfants de troupe serait devenu l’Univers logique de Dorothy sans la chaude présence et la gentillesse de Lionel Rosson ? Sole préférait ne pas y penser. Dieu merci, c’est à eux deux que Sam avait attribué cette salle, reconnaissant ainsi que s’il ne pouvait se passer de l’intelligence logique de Dorothy, il n’avait que faire du genre d’émois algébriques qu’elle cultivait.
Cependant, au moment de donner un nom aux enfants, Dorothy s’était montrée intransigeante. Les deux garçons s’appelaient A et Bé. Les deux filles étaient Eau et Zed. Prêts à la mise en équation.
Cela dit, les enfants n’évoquaient pas la tristesse.
« Mais ce sont des danseurs, dit Zwingler, impressionné.
— Vous savez peut-être, remarqua Rosson avec obligeance, que les abeilles ont fait évoluer leur système de communication non en direction du son, mais vers la danse ? Seules les abeilles primitives utilisent encore des bruits. Les abeilles évoluées ont abouti à la danse aérienne pour s’exprimer plus logiquement. Que ces enfants dansent donc ! Vous aimeriez peut-être les voir au garde-à-vous formuler des propositions logiques comme des pions sur un échiquier ? Mais non, Tom. Notre enseignement se fait par la danse autant que par le verbe…»
Sur le vaste écran mural, des figures abstraites surgissaient : l’ordinateur réagissait au discours de la danse. Et les mots que disaient les enfants étaient le reflet de ces figures.
« Voyez-vous, monsieur Zwingler, l’ennui, avec les langages logiques, dit Dorothy, c’est qu’ils ignorent la redondance…
— Vous voulez dire que vous les sous-employez ? » demanda Zwingler avec un large sourire.
Il y eut un silence gêné. Il y eut une fois une maîtresse d’école qui s’appelait Dorothy Summers et qui, un jour, eut l’air fâchée.
« Bizarrement, c’est bien ce qu’elle veut dire, murmura la voix secourable de Rosson. La redondance est une réalité pénible pour celui qui cherche un emploi : trop de candidats pour un seul poste. Mais c’est pour ça que le cerveau travaille si bien, à cause de la multitude des systèmes dits de réservation.