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Ou bien non. Je pense que c’est aussi la nature complexe de ses liens avec la tribu des Xemahoa qui le fait se rabattre sur moi. Car il est et n’est pas de cette tribu. C’est un bâtard. Ils le tolèrent ici, mais sans lui permettre aucune intimité avec eux. Ils le laissent tourner éternellement autour de son chez-soi, comme un papillon autour de la bougie sans qu’il puisse jamais s’y brûler les ailes ou échapper à son attraction. Et pourtant, ce n’est pas l’envie de s’y brûler qui lui manque.

Depuis qu’il a été en âge de s’en aller tout seul du village de sa mère, l’objectif le plus brillant de son phototropisme a été le Bruxo. Je pense que son plus cher désir, et aussi le plus secret, est de devenir l’élève du Bruxo. Mais c’est tout simplement impossible. C’est bien le seul rôle social que lui, le bâtard de Xemahoa, ne pourra jamais espérer jouer chez les Xemahoa. Et puis, le Bruxo a déjà un disciple, un adolescent dégingandé, et Kayapi, à vingt ans passés, est trop vieux pour commencer.

Il est difficile, ici, de déterminer l’âge des gens. On vieillit vite, dans la jungle. Vivre quarante-cinq ans est un exploit. Le Bruxo, lui, doit être beaucoup plus vieux que cela. Sa peau n’est plus qu’un parchemin momifié. Mais il tient bon, le vieux. Toujours à danser, à psalmodier ses incantations. Sans oublier la drogue. Il n’en reste pas moins que c’est un vieillard qui brûle la chandelle par les deux bouts pour conjurer cette fin d’un monde. S’il continue ainsi, je ne lui donne pas plus que quelques mois à vivre.

Kayapi, lui, a la peau plus douce et plus fine que celle du disciple, une peau café au lait, comme les jeunes filles. Et de belles dents blanches, aussi, bien que ce ne soit pas si rare dans les tribus qui ont échappé à la « civilisation ». De beaux yeux calmes en amande, peut-être un peu voilés par la tristesse de l’exil. Et le derrière rebondi de l’homme indien, qui, pour nous. Européens, évoque plutôt celui d’une femme. Il est encore dans la fleur de l’âge. Il ne tardera pas à amorcer la descente rapide vers la vieillesse. Ce n’est pas cela qui l’empêche de rêver – d’intriguer.

Voilà pour le Vendredi de Pomar. Sa vérité, moins romanesque, serait à chercher du côté de l’idée fixe et de l’égocentrisme.

« Tu sais pourquoi les Xemahoa ont ri devant les Caraiba ?

— Dis-le-moi. Kayapi.

— Il y a deux rires, Pihair.

— Lesquels ?

— Il y a le Rire Profond et la Gaieté Profane. La Gaieté Profane est stupide. C’est la Gaieté des enfants. Celle aussi des vieillards dont la tête est pourrie. Et celle des femmes. Les Xemahoa méprisent ce rire.

— C’est donc pour ça qu’ils ont ri des prêtres, parce qu’ils les méprisent ?

— Non !

— Alors pourquoi, Kayapi ? Dis-le-moi. Je suis un Caraiba et je ne sais pas.

— Mais tu en sais déjà beaucoup, Pihair. Ta boîte qui met les mots dans les mots te l’apprend.

— Mais tu dois encore m’apprendre, pour que j’en sache plus.

— Si tu veux. C’était le Rire Profond, et non une Gaieté Profane que nous, les Xemahoa, avons dirigé contre les prêtres. Il y a beaucoup à comprendre au sujet du rire, Pihair. Lorsqu’un homme ouvre la bouche, il doit surveiller non seulement ce qui en sort, mais aussi ce qui y entre. Quelque chose de néfaste peut se glisser à travers la Gaieté Profane. La Gaieté Profane est faible. Mais rien n’ose traverser le Rire Profond. Le Rire Profond est la force des forces. C’est pourquoi l’homme ne rit pas futilement.

— Quel est exactement ce Rire Profond ? »

Mais Kayapi pensait déjà à autre chose. Pour lui, c’étaient des choses qui allaient de soi. Il est sorti patauger dans l’eau qui ne cesse de monter. Je dirais même : barboter comme un môme. En tout cas, c’est ce qu’auraient dit les prêtres. Mais moi, je commence à connaître les subtilités dont sont capables ces Indiens.

Une note sur la vie sociale des Xemahoa. En ce qui concerne les lois de parenté, l’inceste n’est frappé d’aucun interdit. Au contraire. Ils sont incestueux, au sens le plus largement culturel du terme : l’endogamie. Les Xemahoa se marient toujours à l’intérieur de la tribu et le mari va alors habiter dans la hutte de sa femme. S’il prend une autre femme, celle-ci, généralement, rejoint la première. En réalité, ils forment une vaste famille, où la plupart des mariages sont, à quelque degré que ce soit, incestueux. Ils doivent bien avoir quelque mécanisme social, du genre enlèvement des Sabines, pour apporter, de temps en temps, un sang frais à l’intérieur de la tribu.

Malheureusement pour Kayapi, il est le produit d’une union exogamique, c’est-à-dire extérieure au système de parenté incestueux des Xemahoa, et, de même que dans d’autres cultures l’enfant né d’un inceste est un objet de honte, ici, c’est l’enfant exogamique qu’on montre du doigt (façon de parler). Inutile de chercher d’autre cause à l’ambition qui le pousse au cul.

Mais je me demande toujours lequel de ces Xemahoa est son père. Il faut que je lui demande.

Et je me demande quel rapport existe – pour autant qu’il existe – entre leur consanguinité sociale et la structure enchâssée du xemahoa B, langue sacrée de la drogue.

Chaque jour, j’en apprends-un peu plus sur ce peuple remarquable voué à la destruction. J’étais loin du compte, quand, poussé par la rage et l’angoisse, j’ai envoyé cette lettre en Angleterre.

Chaque jour, j’entrevois un peu mieux ce que doit être ce phénomène linguistique qu’est le xemahoa B. Seul un Bruxo dans l’extase de la drogue peut le parler couramment. Seul un peuple dans l’extase de la drogue et dansant à la lumière des feux peut en saisir la signification.

Leurs mythes sont codés dans ce langage et, pour ainsi dire, serrés tels quels en lieu sûr dans la mémoire du Bruxo. Le Parler Profond et la Danse Droguée libèrent ces mythes qui sont reçus comme des réalités vivantes par tout le peuple dans la liesse des cérémonies tribales, et à un point tel qu’il est fermement convaincu que l’inondation n’est qu’un détail dans l’accomplissement de leur cycle mythique et que le Bruxo, tout comme l’enfant enchâssé (c’est leur mot) dans le ventre de la femme enfermée dans la hutte tabou seront, d’une façon encore inexplicable, autant d’éléments de la Réponse.

Kayapi est persuadé que le Bruxo, lui aussi, connaît la réponse.

« Pourquoi restez-vous ici malgré l’eau ? »

Il hausse les épaules. Par bravade, ou indifférence, il crache un jet de salive sur le sol que recouvre déjà l’eau.

« Tu vois, je la mouille, je mouille le mouillé. Tu veux que je pisse dessus ? C’est tout l’effet qu’elle me fait, cette eau.

— Comment peux-tu être si sûr de toi ?

— J’ai écouté les paroles du Bruxo. Pas toi ? Tu les gardes dans cette boîte. Tu ne les penses pas dans ta tête ?

— Je n’ai pas pris part à la Danse Droguée. C’est peut-être pour ça que je ne les pense pas. Je pourrais y participer ? Je pourrais prendre la drogue ?

— Je ne sais pas. Il faut parler xemahoa et être Xemahoa. Sinon tu as un vol d’oiseaux qui te sortent de la tête et qui partent dans les quatre directions, qui se perdent et qui ne retrouvent jamais leur chemin. »