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Kayapi et moi, nous parlons toujours portugais. (Seul parmi les Xemahoa, et à cause de sa bâtardise, Kayapi a voyagé, vu du monde, et appris une autre langue.) Cela n’empêche pas qu’un nombre croissant de mots xemahoa se glissent dans notre conversation.

Le « maka-i » – c’est ainsi qu’on appelle la drogue du Bruxo – est une sorte de champignon qui pousse au ras du sol de la forêt entre les racines d’un certain arbre. Kayapi ne veut, ou ne peut, dire lequel. Le Bruxo et son disciple procèdent une fois par an à sa cueillette rituelle, le sèchent et le réduisent en poudre.

Les Xemahoa le prennent comme cette autre drogue végétale dont j’ai entendu parler chez les Indiens du nord de Manaùs et qu’ils appellent « abana ». Avec l’abana, on a le corps comme une machine, une armure d’acier en guise de peau, une vision extrêmement nette des lointains et, dans la tête, un défilé de souvenirs extraordinairement vivaces qui se présentent comme des bribes de dessins animés. Comme l’abana et, sous cet aspect au moins, comme la cocaïne, le maka-i est inhalé, ou plutôt prisé. Le Bruxo introduit une minuscule quantité de poudre de champignon dans une petite sarbacane et la souffle dans le nez du priseur.

Il semble que les femmes n’en prennent pas. (Mais je pensais que la femme de la hutte tabou en prenait et j’avais tort.)

« Pourquoi les femmes ne prennent-elles pas de maka-i ?

— Parce que les femmes ne savent pas rire, Pihair.

— Que veux-tu dire ?

— Je t’ai dit qu’il y avait deux sortes de rire. »

Il m’a regardé comme si je ne savais pas ma leçon. Je pense que les anthropologues sont des idiots professionnels qui passent leur temps à poser des questions auxquelles un enfant pourrait répondre. L’ennui, c’est que, la plupart du temps, ce sont les vraies questions, les questions essentielles.

« Tu veux dire que les femmes ne sont pas capables du Rire Profond ?

— Représente-toi ce qu’est une femme, et ce qu’est un homme. Quand l’homme ouvre la bouche pour rire, s’il n’arrive pas à rire d’un rire profond, cela peut lui être néfaste. Quelque chose de mauvais peut passer le seuil de sa langue qui est occupée à rire et non à parler. Mais qu’est-ce qu’une femme ouvre, je te le demande ? En plus de sa bouche ? Ses jambes. C’est là qu’elle garde sa parole profonde, afin que le mal n’y pénètre pas. Elle ne la garde pas dans sa bouche. Elle peut se permettre de rire pour un rien. »

Cela voudrait-il dire que le maka-i causerait des monstruosités congénitales ? Ou qu’il agirait à la manière d’un contraceptif ? Ou d’un abortif ? Encore que leur épuisement démographique n’ait guère besoin de pilules ou d’avortements !

« Tu veux dire que le maka-i fait de mauvais bébés ? »

De la tête, il fait non.

« Ce bébé, l’enfant du maka-i, n’est pas nécessaire.

— Pas nécessaire ? Tu veux dire que le maka-i empêche les bébés de venir ?

— Je te dis que ce bébé n’est pas nécessaire. Quand il le sera, il viendra. Et la femme lui donnera naissance en riant. »

Je n’ai pas compris. Kayapi s’est éloigné en maugréant contre ma bêtise, me laissant tout aussi désorienté. À coups de pied, il faisait gicler l’eau. Je me suis passé des bandes de xemahoa, le A et le B, la langue de tous les jours et le dédale d’enchâssements du parler drogué où sont consignés les mythes, ces mythes auxquels ils reconnaissent le pouvoir, comme l’homme l’a toujours fait au cours de son histoire, de concilier les réalités inconciliables qui les entourent.

« Kayapi, quel est cet arbre sur lequel pousse le maka-i ? »

Il semble se rapprocher de plus en plus des Xemahoa et s’éloigner toujours plus de l’ethnie de sa mère et de toute préoccupation extérieure. Il a cessé de parler portugais et m’adresse de plus en plus souvent la parole en xemahoa pour me forcer à l’apprendre.

À mesure que l’eau monte, il lui est plus facile de communiquer avec la tribu et même, ces derniers jours, de se faire accepter et il s’imprègne des coutumes et des façons de penser xemahoa. Il trouve toujours plus inutile et indésirable de continuer à tourner autour du cercle comme un chacal à l’affût des rogatons.

Par chance, ce que je comprends maintenant du xemahoa usuel suffit à suivre une conversation simple.

Et quelquefois j’ai peur. Peur à en hurler.

Comparés aux Xemahoa, les Makondé du Mozambique étaient exactement sur la même longueur d’onde que moi. Mais ici, un autre ordre de concepts a cours. Une autre dimension. Un crime politique va être commis sur eux par le capitalisme américain et le chauvinisme brésilien et la probabilité, de leur part, d’une insurrection armée (je précise : vraiment armée, avec des AK 47 et des mortiers) ou d’une prise de conscience politique, est nulle. Zéro, moins que zéro. Pourtant mon impuissance rageuse, exaspérée, est presque engloutie chez moi par le sentiment d’une intoxication et le sentiment d’une attente fébrile chez les Xemahoa. La partie rationnelle de mon esprit veut me persuader que ce n’est qu’une illusion. Bien sûr ! Une illusion !

« Quel est cet arbre, Kayapi ? » lui ai-je demandé en un xemahoa hésitant.

Il a haussé les épaules avant de se détourner.

« Est-ce que l’eau va tuer le maka-i ?

— Il n’a pas besoin de beaucoup d’espace. Pas plus que ça. »

L’espace compris entre ses mains tendues.

« Ici, ou là, dans beaucoup d’endroits. »

Il a levé la main pour faire le signe qui signifie « beaucoup » chez le peuple de sa mère : les cinq doigts écartés.

Chez certains peuples, au sein de certaines cultures, cinq semble suffire à exprimer une grande quantité. Mais pas chez les Xemahoa, et c’est ce que le geste de Kayapi avait de particulièrement frustrant.

Parmi les langages indiens, le xemahoa est le seul à posséder un très riche vocabulaire numéral. Ce sont les noms des choses qui, d’une façon ou d’une autre, contiennent ces nombres : par exemple, l’aile d’un certain ara possède tant de plumes. Un autre oiseau en aura un nombre différent. Pour être tout à fait précis, je devrais dire : tant de plumes dont les Xemahoa tiennent compte.

Ils chassent ces oiseaux pour leur chair, tandis que leurs plumes servent aux parures revêtues pour la Danse Droguée, ce qui explique que ce système de comptage par plumes ait une signification bien spéciale pour eux. Malheureusement, pas pour moi. Kayapi a regardé d’un air dégoûté les cinq doigts de sa main qu’il a rabattue aussitôt après, impatiemment, tout en prononçant l’adjectif numéral correspondant en xemahoa.

Mais c’était le nom d’un oiseau que je ne connaissais pas. De toute façon, j’aurais pu difficilement imaginer le nombre de ses rémiges ou de ses caudales. Quant au nombre des plumes importantes… J’ai essayé de le lui demander en portugais. Il n’a rien répondu.

« Mais il va mourir ?

— L’eau monte, l’eau descend, et lui, il dort.

— Mais l’eau ne descendra pas. Elle restera pour toujours.

— Peut-être.

— Et si le Bruxo prenait un couteau, enlevait le maka-i avec la terre qui l’entoure pour le transplanter ailleurs ?

— Déraciner son arbre, et pourquoi pas la forêt entière ? Ce que je peux te dire, c’est qu’il faut traiter le maka-i avec égards. On ne peut pas le bousculer, lui dire d’aller ailleurs. Sinon il s’en va. Il vit dans les endroits qu’il choisit, et ils ne sont pas plus nombreux que ça. »

Encore les cinq doigts écartés, puis l’oiseau-nombre. Cet oiseau n’avait peut-être que cinq plumes importantes. Peut-être ce champignon ne pouvait-il coloniser que cinq emplacements bien définis dans ce dédale de verdure ? Comment le saurai-je jamais ?