Autre note sur le langage xemahoa.
En fait, la mesure du temps est plus subtile que je ne le pensais. Ils sont parfaitement capables d’utiliser le même comptage à base de plumes d’oiseaux, les mêmes mots, donc, pour fractionner les durées du temps passé et du temps à venir. Cela dit, la numération du temps ne se fait pas par unités fixes. Bien au contraire, il semble qu’ils les modulent en fonction du contexte de référence. Les mêmes nombres peuvent ainsi mesurer et quantifier les étapes du développement d’un fœtus humain de sa conception à sa naissance et, également, dans un autre contexte, mesurer et quantifier les étapes de toute la vie d’un homme.
Ma pauvre tête de Caraiba y perd son latin ! Mais je suis là en présence d’un instrument admirablement élaboré et flexible qui, à coup sûr, est la marque de leur (de la) civilisation. Les prédicats « yi » et « yi-yi » y jouent un rôle important. Ainsi, le mot composé « kai-kai-yi » signifie « x » quanta de l’objet temporel mesuré (les phases de la grossesse, de l’histoire de l’Homme ou d’une cérémonie) en aval du cours du temps. Alors que, tout aussi utile et ingénieux, le terme « yi-kai-kai » signifie « x » quanta en amont du présent vers le passé, remontant le cours de ces enchâssements de mots qui, comme un fleuve, charrient la vie.
Kayapi a repris son histoire au point même où il l’avait laissée quelques jours auparavant.
« Tu m’écoutes, Pihair ? Le kai-kai chante un air comique pour essayer de faire rire la bûche. Car il sait que le pic-vert ne parviendra jamais, par la force, à percer un trou dans la bûche. Sa chanson est drôle parce qu’elle tourne en rond, et, à chaque tour, rentre en elle-même. Parce que sa chanson a la même forme que le serpent quand il s’enroule sur lui-même.
« Mais cette chanson ne fait pas rire la bûche. La bûche tient toujours sa bouche fermée. Alors le kai-kai a une idée. Comme je te l’ai dit, il est très léger. Les griffes de ses pattes ne sont pas aussi dures que celles du pic-vert. Les griffes du kai-kai chatouillent la bûche…»
Je n’ai pas identifié le mot qui signifie chatouiller. Pour me l’expliquer, Kayapi m’a chatouillé les côtes.
Très intelligemment, il l’a fait « pour de vrai », comme le kai-kai de l’histoire sur la bûche. Il essayait de me faire rire. Mais je me suis souvenu de la Gaieté Profane et mon visage est resté de glace. C’est lui qui m’a souri d’un air approbateur.
« Alors le kai-kai chatouille la bûche jusqu’à ce qu’elle rie. Au moment où la bûche ouvre sa bouche pour rire, la femelle serpent saute par la bouche de la bûche. Et, à l’intérieur, elle s’enroule soigneusement sur elle-même avant que la bûche ait le temps de la recracher.
« Et c’est ainsi, Pihair, proclama-t-il en se tapotant le ventre du plat de la main, que les hommes ont eu des entrailles. Mais la femme a gardé en elle un peu du creux de la bûche, et c’est là que le bébé trouve la place de se lover en elle…
« J’ai faim, a-t-il poursuivi avec un large sourire. J’ai un creux dans le ventre…»
Il est sorti chercher du poisson séché – du piraracu – qu’il a mordu à belles dents.
Il n’avait cessé de pleuvoir à verse. Et voilà que de minces rayons de lumière transperçaient les frondaisons alourdies par toute une flore grimpante jusqu’au sol détrempé de la forêt.
J’ai entendu, plus loin sous les arbres, les grognements, ponctués de bruits de branches brisées, d’un cochon sauvage que quelques jeunes du village chassaient précautionneusement car cet animal, le queixada, est plus sournois et plus violent que le jaguar. Pour finir, répercuté par la surface plane de l’eau, un hurlement aigu de bête qu’on tue…
C’est aujourd’hui que Kayapi a terminé son histoire.
« C’est ainsi que nous avons des entrailles, Pihair. Mais le serpent mâle, lui aussi, voudrait se trouver un logement. Il va se placer près de cette pierre.
— Ou de cette calebasse, selon certains ? »
Kayapi a été ravi de ma question.
« Oui, Pihair, mais je pense qu’il s’agit d’une pierre creuse. Elle tient sa bouche soigneusement fermée. Elle a vu ce qui était arrivé à la bûche. Alors le serpent mâle réfléchit. Puis il va demander à son ami le pic-vert de percer un trou dans la pierre. Mais le pic a eu le bec encore plus endolori que par la bûche. Il s’en va donc. Et le serpent demande à son ami le kai-kai de chatouiller la pierre, mais la pierre ne peut pas sentir ce que ressentait la bûche. Le kai-kai est trop petit et trop léger. Alors le serpent va demander à son ami le pigeon (a-pai-i) de venir l’aider. L’a-pai-i monte sur la pierre pour la chatouiller, mais celle-ci n’ouvre toujours pas la bouche. Alors le serpent mâle se remet à réfléchir. Il se place devant la pierre de façon qu’elle le voie. Et là, il fait un nœud avec toute la longueur de son corps. »
En un geste expressif, les doigts de Kayapi se sont noués.
« Quand la pierre voit le serpent se nouer, elle ne se sent plus. Elle ouvre la bouche pour rire. Et, tandis qu’elle rit et que sa langue est tout occupée par la Gaieté Profane, et que sa bouche n’est barrée par aucun mot, le serpent mâle se dénoue, saute par la bouche ouverte et se renoue aussitôt en un gros nœud avant que la pierre ait le temps de le recracher. En un gros nœud noué plusieurs fois. Et c’est ainsi que nous avons de la cervelle dans la tête. »
Ce mythe de la pierre et du serpent expliquait donc l’origine de leur langage enchâssé.
De nombreuses questions que je me posais encore au sujet des Xemahoa sont en train de trouver leur réponse. Leur conception du rire, par exemple. La raison pour laquelle les femmes qui rient futilement ne prisent pas le maka-i. (Mais la femme dans la hutte, alors ?) Leur système de parenté endogamique. Leur perception extrêmement raffinée du temps, surprenante chez les habitants d’une jungle monochrome et atemporelle. Certaines tribus se repèrent sur les étoiles, par exemple sur l’arrivée de telle constellation à un moment donné de l’année. Mais il se peut que la conception xemahoa du temps soit unique en son genre. Cette façon qu’ils ont de moduler l’objet de leur attention selon une échelle temporelle basée sur des nombres de plumes d’oiseaux. Une échelle qui fonctionne comme une sorte de rhéostat mental qui aurait les propriétés d’une résistance variable.
Remarquable aussi la façon dont les Xemahoa utilisent les données concrètes de la jungle, arbres, plumes d’oiseaux, pour coder de telles abstractions ! Quand je pense que leur « déplacement » signifie leur anéantissement total ! Mais que pourraient-ils faire d’autre ? Découper cette jungle qui les entoure pour la transplanter ailleurs ?
Il faut bien voir que l’échelle de mesure fournie par ce rhéostat mental est d’une étendue exceptionnelle, depuis la durée de la vie d’un homme jusqu’à l’infinitésimal découpage reichien de l’orgasme. Soit dit en passant, ils sont experts en matière de sexualité. Je tiens cette information de Kayapi. Malheureusement pour moi, leur système social endogamique m’interdit d’en faire jamais l’expérience. Tant pis, je fais mon deuil de la beauté et de la séduction de ces filles. (Ah ! cette jeune Makondé de la brousse du Mozambique, ses cuisses d’ébène, ses mamelons de mousse au chocolat, son obscurité pubienne, sa chaleur d’Afrique, c’était comme faire l’amour avec la nuit haletante elle-même, l’étouffante nuit d’Afrique !) Oui, les phases de l’orgasme décrites par leur langage amoureux auraient enchanté Wilhelm Reich. Leur langage couvre l’étendue qui va des secondes de l’orgasme à l’histoire de l’Homme en passant par les phases de l’enchâssement du fœtus dans la matrice. Et qui sait si le rhéostat de leur langage numéral ne leur permet pas d’appréhender les ères géologiques ?