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« Non ! »

Il m’a poussé sans ménagement dans le dédale de végétation qui surplombait de très haut la clairière que le village avait dégagée pour s’y loger.

J’avais envie de rester et de dire à ces curés d’aller se faire foutre par le doigt de la providence qu’ils voyaient dans ce barrage, de leur dire d’arrêter ce déluge avant que l’irréparable ne soit commis. J’ai résisté à Kayapi.

Alors il a fait une chose insensée. Il m’a piqué de la pointe d’un couteau et a hurlé d’une voix suraiguë.

« Si tu restes ici, si tu ne vas pas te cacher dans la jungle, Pihair, je te tue ! »

J’ai donc été me réfugier dans la forêt. Qui ne l’aurait fait à ma place ? Je pourrais toujours, d’un œil, surveiller Kayapi et, le moment venu, me glisser dans l’hélicoptère pour dire deux mots aux prêtres avant que mon fidèle Vendredi ne puisse m’enfoncer son couteau dans le ventre. Si toutefois il avait vraiment l’intention de mettre sa menace à exécution, car j’avais omis de regarder s’il avait dans les yeux, comme dans les romans, une lueur criminelle.

Depuis le couvert des arbres, je l’ai surveillé.

Il a couru à ma hutte pour en ressortir, quelques instants plus tard, avec tout mon équipement empaqueté dans mon hamac qu’il a emmené, toujours courant, dans la jungle.

J’ai compris alors que Kayapi croyait assez en moi pour me garder de force avec les Xemahoa, mais le plaisir tendu que me procurait ce saut qualitatif dans nos relations était assombri par les moyens humiliants, pour ne pas dire effrayants qu’il employait pour me le montrer.

L’hélicoptère descendait déjà au-dessus du village et les enfants se le montraient du doigt tandis que leurs parents les appelaient à l’intérieur des huttes ou dans la forêt.

Ce n’étaient pas les prêtres.

C’étaient, à peu de choses près, des policiers. Ou plutôt des soldats. Le type milicien. Le genre ne m’était pas inconnu. Un officier de type européen, élégant, d’une prestance mauvaise, vêtu d’un treillis gris olivâtre et chaussé de hauts brodequins noirs, a sauté dans l’eau. Puis deux autres, également en brodequins et en treillis plus fatigués que celui de leur chef, un colosse noir armé d’une mitraillette et un métis souffreteux qui tenait un fusil mitrailleur auquel était fixée une baïonnette. Le pilote avait sorti de la cabine le canon d’une arme automatique. Et, à l’intérieur de l’appareil, j’ai pu voir deux ou trois hommes à l’affût derrière leurs armes.

J’avais déjà vu cela au Mozambique.

À ceci près que là-bas, les gens du village attendaient avec leurs AK 47, leurs grenades et leurs bazookas. L’hélicoptère en question n’avait jamais redécollé.

Le nabot et le Noir ont couru d’une hutte à l’autre, pointant leurs armes à l’intérieur, mais sans un regard pour les Xemahoa. Pendant ce temps, l’officier, debout au centre du village, surveillait avec détachement les opérations.

Le Noir a crié qu’il n’y avait rien.

Quelle incroyable prémonition politique avait donc pu faire déguerpir Kayapi dans la forêt avec mes affaires ? Je me suis aussi demandé s’il se serait autant soucié de moi avant l’union amoureuse de la nuit dernière.

Comme si de rien n’était, Kayapi est sorti de la forêt. Il venait d’une direction autre que celle où il avait emporté mes affaires.

L’officier s’est adressé en criant à plusieurs hommes du village pour leur demander s’ils parlaient portugais. Mais tous, Kayapi compris, l’ont regardé avec des yeux totalement inexpressifs.

Le nabot à la baïonnette finissait son inspection circulaire du village. Il avait donc devant lui, à une centaine de mètres, au bout d’un sentier qui n’était plus qu’un caniveau, la hutte tabou.

Il a hésité devant la masse à la fois moite et glacée de la forêt qui le séparait de la hutte mais où se résumaient toutes les menaces de la jungle, et la distance qui le séparait de l’hélicoptère. Pour finir, il a fait semblant de n’avoir rien vu.

Il a crié que là non plus il n’y avait rien.

Que pouvaient-ils bien chercher ?

Je ne pouvais pas croire qu’ils recherchaient la même chose que ces soldats portugais qui ont débarqué en Alouette dans le village makondé. Dans cette jungle apolitique, ce n’était pas possible. Dans les rues de Rio ou sur la bande côtière, certainement. Mais au fin fond de l’Amazonie, cela paraissait ridicule.

L’officier s’est retourné vers l’hélicoptère pour crier quelque chose et un interprète indien d’aspect misérable est apparu, puis, au moyen d’un mégaphone, s’est adressé au village. Il leur a d’abord parlé en un dialecte tupi, puis en quelques autres. Mais les Xemahoa sont séparés de leurs voisins par une sorte de ligne de faille linguistique. Aucun des dialectes qu’il a essayés ne lui a permis de se faire comprendre d’eux. Et Kayapi refusait toute collaboration.

Soudain, l’officier s’est retourné, a appelé le Noir et le nabot d’un claquement de doigts. Les deux hommes ont traversé l’eau à grandes enjambées vers l’hélicoptère où ils se sont hissés. Les pales se sont mises à tourner, projetant sur l’eau leur vent vertical, ébouriffant les feuillages des huttes. Puis ils ont décollé avant de disparaître derrière les arbres.

Ils n’avaient pas dû rester plus de dix minutes dans le village.

Plus tard, j’ai demandé à Kayapi ce qui serait arrivé si le nabot s’était approché de la hutte tabou.

« Nous les tuions, vraisemblablement.

— Kayapi, tu sais de quoi leurs fusils sont capables ?

— Oui, je connais les fusils.

— Tu connais les carabines, les pistolets et les fusils de chasse. Des fusils qui peuvent tirer deux ou trois coups. Mais tu ne connais pas ceux-là. Ils peuvent tirer kai-kai fois en ça de temps. Comme l’officier, j’ai claqué des doigts. »

Kayapi a haussé les épaules.

« Nous les tuions, vraisemblablement.

— Pourquoi as-tu caché mes affaires dans la jungle ? lui ai-je demandé.

— Je n’avais pas raison, Pihair ?

— Si, en fait, tu avais raison.

— Tu vois bien.

— Mais ma raison de le faire n’aurait pas nécessairement été la même que la tienne. »

Il m’a regardé fixement et, tout en riant, a secoué la tête.

« C’est demain, Pihair, que tu devras rencontrer le maka-i. Nous le rencontrerons tous ensemble. »

Ils sont absorbés par les préparatifs de la danse. Ils danseront dans cinquante centimètres d’eau. On commence déjà à perdre pied dans la jungle avoisinante dont les creux disparaissent sous deux mètres d’eau ou plus.

Et ce malheureux village serait plutôt dans un creux. Dieu sait jusqu’où s’élèvera l’eau dans quelques semaines. Et ce putain de barrage, jusqu’où s’élèvera-t-il ? Trente, quarante mètres ?

Les fourmis, affolées, grouillent sur les branches. Des papillons bleu électrique, de ceux dont on prend les ailes pour fabriquer des objets, petits tableaux et plateaux à l’éclat aveuglant, volètent au-dessus de l’eau. Des aras rouges et orange errent à travers les frondaisons, comme mis en fuite par leurs propres cris. Ce matin, j’ai vu des alligators qui maraudaient près du village. Quant aux poissons, ils sillonnent la forêt. Ils nageront bientôt entre les branches.

Assez parlé de nature. La description pour la description ne signifie rien, ou presque. Les Xemahoa le savent. La nature d’ici n’est pas « belle ». Ce n’est pas une image, un paysage. C’est un garde-manger et un lexique. Et je pense que de l’avis des Xemahoa, le lexique est plus important que le garde-manger. Les aras servent d’abord et surtout d’adjectif numéral à plumes.