« On dirait qu’il y a déjà des rumeurs », ricana-t-il.
Zwingler éclata d’un rire franc.
« Bah ! On murmure un peu, on spécule, mais quelle importance ? Moi, je vous dis que l’affaire se présente bien. »
VIII
Pierre avait fait la connaissance du maka-i. Il avait prisé la poudre du champignon. Le lendemain, il quitta le village, avec le sentiment d’avoir une tâche aussi urgente que vague à accomplir.
Kayapi l’accompagna, et cette fois sans brandir menaces ni couteau. L’Indien se contenta de dire : « Pihair, il faudra que nous soyons de retour avant la naissance du maka-i, d’accord ? »
L’esprit ailleurs, Pierre lui donna son assentiment muet. Il était encore sous le coup de ce premier contact. C’était comme un dépucelage, mais un dépucelage de la conscience. Un pucelage écrasant qui l’avait mené à la frontière de l’extase et de la terreur. À peine s’il pouvait penser à autre chose.
Il avait à se reposer entièrement sur Kayapi pour retrouver le canot dans lequel ils étaient arrivés, le vider de l’eau de pluie qui s’y était amassée, nettoyer le moteur, empaqueter les affaires de Pierre dans une bâche de plastique.
Kayapi s’en acquitta sans rechigner. Il semblait avoir un certain respect pour les raisons confuses qui poussaient Pierre à faire le voyage vers le nord, vers le barrage.
Il manœuvra la pirogue tandis que Pierre regardait sans le voir à travers la pluie le fouillis d’arbres entre lesquels l’eau montait.
Une ville vaguement lointaine. C’était le souvenir qu’évoquaient en lui les amas de végétation parasitaire qui se pressaient au balcon des branchages comme ces gens aux étages élevés d’un immeuble regardant tous vers le nord lors d’une catastrophe, un accident d’avion ou un incendie. Ou bien ce n’était qu’une image, mais de quel film, soudain ranimée ? Les fourmis saüba, chassées du sol de la forêt, progressaient en colonnes serrées, chacune portant sur son dos un fragment de feuille, le long des branches basses comme une file de réfugiés marchant à l’ombre de parasols. Des perroquets fendaient l’air, parmi les hautes branches, de leur flamboyant message de chiffres qu’il ne savait pas organiser en opérations.
Lorsque les mouches pium fondirent sur eux en nuées urticantes et avides de sang, Kayapi fouilla dans les affaires de Pierre pour y prendre un tube d’onguent destiné à écarter les insectes. Il en enduisit la peau du Français afin qu’elle ne bourgeonne pas de ces cloques que les mouches laissaient en manière de carte de visite.
À la mi-journée, ce fut encore Kayapi qui referma la main de Pierre sur un poisson séché et qui le pressa de manger.
Des heures durant, Pierre resta le regard perdu dans le chaos vert sale de la forêt qui, par instants, s’enflammait d’oiseaux, de papillons et de fleurs.
Pour un œil étranger, ç’aurait été le chaos. Mais celui-ci avait disparu de son esprit.
Il émergeait à un autre niveau de perception du monde.
Ou plutôt, c’était au souvenir de cette émergence qu’il se raccrochait opiniâtrement.
Le souvenir du maka-i démangeait encore ses narines comme si elles avaient été mises à vif par la morsure des mouches pium.
Le jour semblait d’une longueur infinie, impossible à mesurer en unités de temps comme une longue piste gravissant des hauteurs blafardes et solitaires, montant de la vallée de cette nuit passée et qu’une brume, maintenant, venait voiler sans qu’une frontière perceptible sépare les deux zones. Il voulut mettre les choses au clair et se dire qu’il était bien sorti, à un moment précis, de cette expérience. Mais la frontière fuyait sa mémoire. Cette nuit ne se laissait pas pendre au rets des mots du jour qui la suivait car ce qu’il y avait vécu était incomparablement plus ample et dévastateur. Impossible de refermer dessus un quelconque lien. À supposer qu’un être à deux dimensions fasse l’expérience de la troisième dimension, comment pourrait-il, dans sa platitude, borner son territoire et dire qu’au-delà se trouve celui de l’Autre ? Cet Autre serait partout, nulle part. Quant au temps horaire, scandé par la course inégale de deux aiguilles, Pierre l’avait abandonné en laissant se détendre le ressort de sa montre qu’il portait maintenant comme un simple bracelet. Le temps ne valait plus que comme ornement futile, distraction. La notion du temps qu’il avait possédée la nuit précédente n’avait rien à voir avec les calendriers et les horloges. Ce n’avait pas été un temps historique, mais une notion d’unité, d’union spatiotemporelle qui, habituellement, est décomposée en ses deux éléments opposés par un contraste illusoire.
Dans ce plat pays tridimensionnel qui est le nôtre, les mots lancés ne brillent du feu de leur sens que dans un laps de temps dérisoire et les souvenirs s’effondrant à contre-courant, tant est dérisoire la force qui les maintiendrait dans la conscience du présent. Notre illusion du présent n’est que le trait isolé d’un graphique dont l’ensemble ne nous est jamais donné à voir. C’est une balle de ping-pong dansant sur un jet d’eau, mais ignorant celui-ci. Le point d’inscription saccadé d’une pensée enregistrée par la plume d’un encéphalogramme.
C’est au cours de cette nuit passée que, sans effort, il avait compris le poème de Roussel. Il avait maintenu ouverte sur le devant de sa pensée la structure enchâssée. L’avait maintenue sans défaillir tandis que s’y ruaient les incidentes s’ouvrant sur d’autres incidentes qui elles-mêmes s’ouvraient sur d’autres incidentes jusqu’à ce que l’ensemble soit en place. Les images – il les avait vues – du poème enchâssé se coulaient les unes dans les autres, réunies en un cercle zodiacal qui tournait autour de l’axe le plus profondément enchâssé de son esprit.
Mais c’est là que l’attendait un terrible danger. Rien qu’à son évocation, la sueur le trempait.
Il avait dompté le poème, et par conséquent toute l’expérience, mais seulement parce qu’il en connaissait, par avance, les parties séparées. Tout comme les Xemahoa connaissaient, depuis leur enfance, les éléments séparés de leurs mythes codés.
Tout au long de la longue suite psalmodiée des Xemahoa, cette fugue multiplie du xemahoa B, il avait senti son esprit se fêler, et les morceaux voler en tout sens. Il avait ressenti cette peur que les oiseaux ne s’envolent tous de sa tête et ne perdent leur chemin dans les étendues semblables de la jungle.
C’est Kayapi qui avait rabattu les oiseaux. Kayapi avait compris ce qui lui arrivait, l’avait pris par la main, l’avait mené à son magnétophone, et, là, avait mis en marche la bande du poème.
Kayapi savait par quels sentiers devait passer le troupeau des mots.
Et voilà qu’avec la même compétence, il guidait Pierre dans la forêt qui sombrait, où les fourmis, comme des réfugiés, fuyaient, où les porcs sauvages pataugeaient et grognaient, où les papillons volaient en nuages de couleurs, où les mouches pium descendaient en brouillards urticants tandis que le mufle des caïmans affleurait dans les vagues de leur sillage.
Toutes ces créatures étaient les outils de la pensée xemahoa. Aujourd’hui, la jungle lui semblait palpiter comme un vaste cerveau.
Détruire ces outils, c’était détruire les Xemahoa. C’était les priver de leur pensée. Ils deviendraient des Caraiba, des étrangers à eux-mêmes.
Puis, au cours de l’après-midi, la fugue de pensées s’estompa dans la tête de Pierre dont les yeux fixaient toujours les arbres détrempés. À la tombée de la nuit, les nuages de pluie s’étaient déchirés devant la Lune et les étoiles. C’est donc à la lumière de la Lune que le canot poursuivit son chemin le long de chenaux de plus en plus larges, planant au-dessus d’étendues submergées, longeant des lagunes hérissées d’une végétation qui perdait pied. Pierre savait qu’après quelques kilomètres à peine, il aurait laissé l’hélice du moteur se prendre dans des herbes, des lianes. Mais Kayapi pilotait sans effort et sans fatigue, détectant les passages les moins encombrés avec une habileté qui confondait le Français. On aurait dit que Kayapi naviguait à la surface familière de son propre cerveau inondé.