Mais, des heures après que la nuit fut tombée, l’Indien s’est fatigué. Brusquement, il a rangé le canot contre un îlot de fûts pourrissants. Il s’est étiré et s’est endormi.
Pierre finit par trouver également le sommeil. Mais son sommeil fut agité, hanté par les images mourantes de la danse de l’enchâssement. Dans son rêve, les plumes d’oiseaux formaient une roulette géante. Son corps était la boule entraînée par cette roue jusqu’à ce que le cercle des nombres-plumes se dissolve dans sa force centrifuge, prenne son vol dans toutes les directions et se perde dans la grande roue du zodiaque des étoiles. Il fut précipité des ténèbres interstellaires dans les rumeurs de l’aube par une bande de singes hurleurs qui, de branche en branche, traversaient la lagune.
Aussitôt Kayapi s’assit, souriant, et mit le bateau en marche avant de sortir encore quelques piraracus séchés et des pulpes de fruits secs.
« Kayapi…
— Pihair ?
— Quand on sera là-bas…
— Oui, Pihair ?
— Quand on sera arrivés au barrage…»
Mais quoi ? Il n’en savait rien !
« Kayapi, dans combien de temps le maka-i doit-il naître ?
— Quand nous serons de retour.
— Dis-moi avec quel arbre de la forêt vit le maka-i ?
— L’arbre appelé xe-wo-i.
— Et en portugais ?
— Les Caraiba ne lui ont pas donné de nom.
— Peux-tu m’en désigner un ?
— Ici ? Non. Je te l’ai dit, Pihair, les endroits où il vit ne sont que kai-kai. » Et il tendit une main aux doigts écartés.
« Peux-tu décrire l’arbre ? »
Il haussa les épaules.
« Il est petit. Il a la peau rugueuse comme celle du caïman. Tu te souviens que tu as mangé ? L’arbre était juste à côté.
— Ah ! bon ? Mais je n’y ai pas vu de champignon.
— Le maka-i dormait. Mais que l’eau vienne et passe, et il se réveille.
— Je comprends. Le champignon ne pousse qu’après que le sol a été inondé. C’est bien ça ? »
Kayapi approuva en silence.
Pourquoi donc n’avait-il pas pensé à prélever un échantillon de cette terre le jour même pour le soumettre à analyse, au lieu de le manger ? Pourquoi Kayapi ne lui avait-il pas dit que c’était là que poussait le maka-i ? Au lieu de lui dire de manger de cette terre, sans autre explication ? Évidemment, l’idée d’analyser un échantillon était hors de portée de l’Indien. Le laboratoire de son corps lui suffisait.
Maintenant que Pierre voyait, en perspective, cet épisode de la terre mangée, il lui parut s’inscrire dans le scénario minutieux d’un programme initiatique. Peut-être son ingestion avait-elle joué le rôle d’une préparation biochimique, nécessaire à l’action ultérieure de la drogue ?
En vérité, un tissu serré de rapports reliait les vies sociale et intellectuelle de ce peuple. Les rapports entre l’arbre, le sol et le champignon ; la merde, le sperme et le rire. Entre la montée des eaux et le langage, le mythe et l’endogamie. Où était la frontière entre le mythe et la réalité ? Entre l’écologie et la métaphore ? Quels éléments du tableau pouvaient être négligés ? L’ingestion d’une poignée de terre ? L’écoulement du sperme sur le sol ? Le comptage par plumes signifiantes (selon ce qu’elles signifiaient) ? L’arbre auprès duquel poussait le maka-i ?
L’attitude scientifique consistait à prendre des échantillons de terre, des spécimens de champignons et à analyser le sang des Xemahoa. Pour analyser le tout, en faire la synthèse et, finalement, commercialiser le résultat sous forme de jolies petites pilules bien rondes. Vingt-cinq milligrammes de « X ». Comment appellerait-on cette drogue ? « Encapsol », « Embuxidol », « Abymogène » ? Et, pour finir, la glissade des journaux scientifiques aux trafiquants de drogue.
Il était indubitable qu’un changement biochimique était intervenu dans le cerveau, dans sa capacité à traiter l’information, à en retenir une plus grande quantité que de coutume sous le regard de l’attention. Serait-il même possible que le maka-i confère des pouvoirs qui dépassent la Nature, le pouvoir d’intervenir sur le monde et de le changer ? Car comment définir la nature, le monde physique, si ce n’est par une information codée selon la physique et la chimie – et celui qui mettrait la main sur l’ensemble des symboles accéderait du même coup et directement à la réalité, tiendrait dans sa main les pouvoirs légendaires des magiciens. Cela, même, ne semblait pas totalement impossible à Pierre qui revenait de son expérience, encore que la Logique et la Raison s’insurgeassent contre ce rêve fantastique.
Au moins, au pire, les Xemahoa possédaient un hallucinogène commercialisable qui rejoindrait les rangs des mescaline, psilocybine et LSD. Mais leur drogue avait un effet sur l’esprit plus spécifique qu’aucun autre hallucinogène. Ce nouveau produit pourrait néanmoins convenir aux play-boys éreintés de marginalité du monde occidental !
Vingt-cinq milligrammes de maka-i. Ou d’Encapsol. Soigneusement châtré des enchevêtrements de son contexte : la terre dans la bouche, la gangrène aux narines. Ce serait vraiment ce qu’on appelle une marchandise.
Alors que pour les Indiens, c’était justement ce carrefour d’événements physiques et métaphoriques – la terre et le sperme et la merde et le nez pourri – qui donnaient à l’expérience vie et signification.
Dans les tôles du camp de réfugiés, derrière la bande orange du piège à mouches, ils ne seraient plus que l’oubli de leur substance : des ombres. Des ombres qui pâliraient en murmurant des mots caraiba. Les oiseaux se seraient envolés de leurs têtes au-dessus d’une étendue toujours semblable d’eau où rien ne leur indiquerait le chemin du retour…
Lorsque, avec Kayapi, il atteindrait le barrage, il devrait alors…
Quoi ? Mais quoi ?
Le soleil perça un instant. Ils traversaient des nuages de papillons. Des bourrasques de mouches.
À midi, ils mordirent encore dans du poisson séché et des fruits secs. D’autres nuages de pluie s’amassèrent au-dessus de leurs têtes et bientôt un rideau d’eau grise s’abattit sur la forêt inondée.
Le problème de ce qu’il ferait en arrivant au barrage fut brutalement résolu en fin d’après-midi.
Leur canot traversait la grisaille humide entre les arbres à bois de fer, les acajous et les hévéas – promis aux futurs dragueurs de bois – lorsqu’une barque à fond plat équipée d’un moteur puissant arriva à leur hauteur. Deux hommes et une femme y étaient assis. Pierre se trouva nez à nez avec le canon d’une mitraillette.
« Va ranger ton bateau là-bas, à l’abri des arbres », ordonna la femme. Ses yeux brûlaient d’une lueur méfiante et fiévreuse. Sous les éclaboussures de boue et les piqûres de mouches qui lui boursouflaient la peau, elle était peut-être jeune et belle. Ses compagnons avaient l’air fatigués et nerveux dans leurs shorts et leurs chemisettes gris sale. C’étaient trois bêtes faméliques et traquées.
Pierre leur ressemblait peut-être.
Les deux bateaux rejoignirent bientôt le couvert des feuillages.