La femme eut un mouvement inquiet et agressif de la tête.
« Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Tu cherches fortune ? Prospecteur ?
— Non, senhora, mais je suis pressé. J’ai autre chose à faire.
— Tu es Américain ? » Son regard se durcit. « Tu as un drôle d’accent. Tu as quelque chose à voir avec le barrage ? »
Pierre eut un rire aigre.
« Quelque chose à voir avec le barrage ? C’est trop drôle ! Oui, effectivement, j’aimerais bien avoir quelque chose à voir avec le barrage. Le voir sauter en l’air, pour commencer ! »
La petite femme fiévreuse le toisa avec mépris.
« Et le faire sauter à mains nues, je suppose ?
— C’est sûrement un de ces cinglés de curés, Iza, dit un de ses compagnons.
— Je ne suis pas une de ces sangsues en soutane, ni un prospecteur, ni un flic ! »
Ces gens ne ressemblaient en rien à ceux qu’on pouvait rencontrer, armés de la sorte, dans cette région de l’Amazonie. En rien à ces bandits solitaires, prospecteurs ou aventuriers. En rien à ces sortes de miliciens que l’hélicoptère avait débarqués dans le village. Soudain, Pierre comprit en face de qui il se trouvait, et qui ceux de l’hélicoptère recherchaient. Mais ce n’en était pas moins incroyable, ici, au cœur du désordre trempé de l’Amazonie.
« Pourquoi parles-tu de flics ? Tu penses que nous sommes de la police ? »
Pierre éclata de rire.
« Certainement pas, mes bons amis. On voit clairement qui vous êtes. Il y a quelques jours, un hélicoptère a atterri dans le village. Des hommes armés l’ont fouillé. Ils vous cherchaient. Vous êtes des guérilleros. Ça me saute aux yeux. Vous ressemblez plus à des proies qu’à des chasseurs. Si vous aviez vu leur morgue grossière. Particulièrement chez leur officier. Mais ils avaient peur, eux aussi.
— Paixao… grogna nerveusement un des hommes.
— Et qu’as-tu raconté à cet officier ?
— Rien. Je me suis caché dans la jungle. Ou plutôt, c’est lui, l’Indien, qui m’y a poussé. Je pensais que c’étaient les prêtres qui revenaient, avec leur blabla sur le sauvetage des Indiens, et qu’ils avaient dans l’idée que leur hélicoptère ferait une arche de Noé plus impressionnante. Vous vous rendez compte que c’est le barrage, la seule cause de cette inondation ? »
Pierre ne reçut en réponse qu’un regard sarcastique.
« Joam, fouille-le et fouille le bateau. »
Au moment où le nommé Joam faisait mine de passer dans leur canot, Pierre remarqua la main de Kayapi qui se glissait furtivement à la recherche du couteau. Il lui saisit le poignet.
« Tout va bien, Kayapi. Ce sont des amis. »
Il dit à Joam.
« Vous apprendrez que je suis Français et anthropologue. Et j’étudie les Indiens qu’un barrage aveugle va détruire. »
Joam écarta la bâche de plastique et fouilla dans la nourriture séchée les médicaments, les vêtements, et sortit le sac qui contenait la carabine de Pierre, son magnétophone et ses papiers.
La mélopée xemahoa éclata sous les branches lorsqu’il pressa le bouton de mise en marche. L’autre homme et la femme n’avaient pas vu ce qu’il faisait. Ils levèrent leur fusil.
« Bon appareil », grogna Joam avant de l’éteindre. Du sac, il sortit le passeport de Pierre, ses notes et son journal. Il tendit le passeport à Iza qui le parcourut attentivement.
« Si je comprends bien, tu n’es au Brésil que depuis quelques mois. Mais tu parles couramment le portugais. Où l’as-tu appris ? Au Portugal ?
— Non, au Mozambique.
— Je ne vois pas de visa pour le Mozambique.
— Il y a un visa pour la Tanzanie. J’en ai traversé la frontière pour pénétrer en zone libérée avec vos camarades, les guérilleros de FRELIMO.
— Tu racontes ce que tu veux, dit la femme, sceptique. Mais c’est peut-être vrai. On verra bien. »
Pendant ce temps, Joam feuilletait les notes et le journal de Pierre, s’arrêtant parfois pour lire un passage.
Pierre se pencha vers lui et lui dit, d’un ton pressant :
« Ces notes concernent un peuple en voie de destruction. Il le sait. Et il s’en défend de la seule façon qui lui soit possible. Avec les armes de sa propre culture.
— Il y a d’autres façons de se battre, lança Iza.
— C’est bien là le problème, soupira Pierre. Il y a notre façon de combattre, la vôtre et la mienne. Le combat politique. Mais, pour ces Indiens, se placer sur le plan politique serait dépourvu de sens. L’Amazonie n’est pas l’Afrique et ils n’ont rien à voir avec les Makondés.
— Eh bien, allons-y, monsieur ? Raconte-nous ce que tu sais sur le Mozambique et le FRELIMO. Et en détail. »
Pierre ébaucha un sourire amer.
« Pour me forger un alibi ?
— Tu n’as rien à craindre si tu fais preuve de bonne foi. »
Alors Pierre leur parla des Makondés qui ont toujours un pied en Tanzanie et l’autre en Mozambique, un pied dans la république africaine indépendante et l’autre dans la colonie dont le gouvernement de Lisbonne décrétait à qui voulait l’entendre depuis des années qu’elle resterait partie intégrante du Portugal métropolitain, argumentant sa thèse à coups de vedettes garde-côte Huey Cobra, de bombardiers Fiat, de défoliant Agent Orange et de nappes de napalm. Sur les murs des villes et des bourgades, des soldats blancs tenaient dans leurs bras des enfants noirs et sur ces affiches, on pouvait lire : NOUS SOMMES TOUS PORTUGAIS. Pourtant, depuis dix ans ou plus, les trois cinquièmes du pays avaient échappé au contrôle effectif des Portugais. Pierre leur raconta comment il avait traversé la Ruvuma en canot pour passer dans la province de Cabo Delgado dont les rebelles s’étaient rendus pratiquement maîtres, tant cette zone libérée, avec ses villages, ses dispensaires et ses écoles, avait été complètement soustraite au contrôle des autorités portugaises. Elle était gardée par des missiles sol-air chinois qui rendaient impossibles les raids d’hélicoptères et les bombardements en piqué des chasseurs. Le principal danger venait des bombardiers lourds qui évoluaient à haute altitude et qui, de là, comme par caprice, larguaient aveuglément leurs bombes qui labouraient la brousse, emplissaient parfois les dispensaires de corps mutilés et les enclos de bétail éventré. Pierre leur raconta, non sans plaisir, l’attaque du barrage de Cabora Bassa, sur le Zambèze, laquelle retardait depuis plusieurs années sa mise en exploitation, ce qui faisait douloureusement monter les enchères pour le petit empire paysan qu’était le Portugal. Il leur raconta le rôle qu’il avait joué lors de l’un de ces raids.
Ils finirent par croire Pierre. Ils le relâchèrent, lui rendirent ses papiers et même sa carabine.
« Votre ami indien vous a rendu un fier service, monsieur, dit Iza. Le capitaine que vous avez vu devait être Flores Paixao. C’est une ordure vicieuse formée à l’école anti-insurrectionnelle américaine. Un tortionnaire. Un sadique professionnel. Évitez-le.
— Est-ce que votre présence ici signifie que vous êtes assez forts pour étendre la lutte à tout le Brésil ? » demanda Pierre d’une voix passionnée.
Celle, triste et lasse, d’Iza, lui fit écho :
« Tout le Brésil ! Qui peut se mesurer à tout le Brésil. Ne soyez pas naïf. Ce que notre gouvernement fantoche a trouvé de mieux pour gouverner l’Amazonie est de la noyer ! C’est ce qui s’appelle éluder un problème. Nous sommes ici pour mettre fin à cette illusion. Notre gouvernement a hypothéqué tout le bassin amazonien à l’Amérique. Il a construit des routes pour la Bethleem Steel et la King Ranch du Texas. Ces nouveaux Grands Lacs vont scinder le pays en deux. Une partie dont les États-Unis pilleront les ressources pour maintenir leur niveau technique. Et une autre partie, pour nous les Brésiliens, soumise à un régime vichyssois, c’est-à-dire la réserve de bétail consommateur. »