Pierre pensa avec tristesse que ces gens étaient aussi près de toucher le fond que lui-même et que, cependant, leur ennemi était également le sien.
« Nous ferons savoir au monde ce que les vrais Brésiliens pensent de cette mission de civilisation ! cria Iza avec emportement. Ils ne sont pas encore à court d’inventions pour nous saigner à blanc et détourner nos richesses. Les détourner pour qu’elles ne nous servent plus, à nous. L’Amérique du Nord en a un besoin vital. Ce n’est pas la moindre ironie de leur prétendue aide aux pays sous-développés, parce qu’en fait, c’est l’Amérique latine qui subvient aux besoins de l’Amérique du Nord à raison de plusieurs centaines de millions de dollars par an. Le mouvement de l’argent se fait à sens unique. Vers le nord ! Ces barrages d’Amazonie sont à la fois un coup bas et une conspiration de grande envergure. C’est donc eux que nous frapperons. »
Elle se tut. Son visage était las et ravagé. D’un coup, son énergie l’avait abandonnée. Ses yeux brûlaient de fièvre, non celle de la maladie, mais d’un épuisement radical mêlé d’un désespoir ardent.
« Je sais, reprit Pierre avec douceur. Il faut détruire le barrage. Car lui-même est en train de détruire des merveilles, ici, dans cette forêt. Un peuple merveilleux qu’il va repousser dans les camps de concentration des curés. Leur langage a été, pour moi, une découverte culturelle irremplaçable. Je sens bien et j’en suis désolé, que pour vous, ce n’est qu’un problème secondaire. Mais moi, je vous assure que non. Et maintenant, maintenant que je vous ai rencontrés, je suis déchiré.
— Pourquoi alliez-vous vers le nord ? »
Pierre frissonna.
« Je ne sais pas exactement. Je n’avais pas de projet défini. Maintenant que je vous ai rencontrés, c’est cette absence de projet qui m’effraie. J’allais au hasard, poussé par l’envie brute de me déplacer. Et là, à vous parler, je retrouve un monde qui ne signifie rien pour les Indiens d’ici. Je sens comme vous. Je pense comme vous. Mais maintenant, que faire ? Vous croyez qu’un barrage se laisse aussi facilement détruire ? Il doit falloir des cargaisons entières d’explosif pour faire sauter une chose pareille ?
— Les explosifs seront sur place », dit Iza, et c’était presque une promesse. « Le reste du travail sera fait par la pression de l’eau. Nous devrons aussi tuer les ingénieurs américains et leurs laquais.
— Les autres barrages seront également attaqués, ajouta l’autre homme, Raimundo, d’une voix passionnée. Et même à Santarém. Quoi qu’il arrive, l’imposture qu’est le développement de l’Amazonie sera démasquée devant l’opinion mondiale.
— Comment êtes-vous armés ? »
Iza hésita.
« Au fond, vous envisagez cette action comme un suicide ? » demanda Pierre d’une voix neutre.
Joam haussa les épaules.
« On ne peut pas dire que le terrain nous soit tellement favorable.
— D’un point de vue tactique, ces attaques sont absolument vitales ! lança Iza avec cette passion désespérée qui faisait éclater sa gangue de fatigue chaque fois que la conscience impérieuse de sa mission la ranimait pour un instant. Nous devons manifester notre présence de la façon la plus spectaculaire et la plus signifiante. Il y a longtemps de cela, aux premiers jours de notre lutte, Carlos Marighella écrivait que pour nous il n’existerait ni emploi du temps ni frontière. Mais la situation n’est plus la même. Le projet des yankees pour l’Amazonie est une monstrueuse entreprise de diversion. Ils veulent noyer les réalités de la révolution sous une chape d’eau, et cela pour des années. Ils le peuvent. L’Amazonie est aujourd’hui le point où se concentre l’offensive du capitalisme. Notre travail, c’est de faire trembler les Américains. Ici même où ils se croient bien protégés par leur déluge. À l’abri de la violence qui sévit dans les villes et sur la côte. »
Pendant tout ce temps, Kayapi était resté assis sans prêter attention aux autres. Pierre se tourna vers lui.
« Kayapi ?
— Oui, Pihair.
— Ces gens vont attaquer le barrage. Devons-nous les accompagner ? lui demanda-t-il en portugais.
— S’ils y vont, ce n’est pas la peine que toi tu y ailles, répondit Kayapi en xemahoa. Ce sont tes ombres. Toi, tu es la substance. Le maka-i ne va pas tarder à naître. Tu dois être présent. Ces hommes vont faire ton travail.
— En quoi l’avis de cet Indien a-t-il de l’importance ? demanda rageusement Joam. C’est à ce sauvage de décider pour toi ce que tu dois faire ? »
Pierre regarda longuement Joam avec dégoût. « Ce sauvage ! » Pierre en aurait pleuré, rien que pour accélérer le déluge.
« Excusez-moi, dit Joam. Bien sûr, le socialisme est pour tout le monde. Ce que je veux dire, c’est que cet Indien n’a pas encore qualité pour décider. »
On passe la monnaie et on choisit à l’étalage. Marx ou Jésus. Mais qu’avaient-ils à gagner, les Xemahoa, à ce choix ? Peu importe qui les dominerait, ils seraient détruits. Envolés de leur tête, les oiseaux. Pris à la glu dans des baraques de tôle.
« Je vous souhaite bonne chance, dit Pierre qui soudain se décida à surmonter ce choix impossible. En tant que camarades, je vous aime. Autant que je hais ce barrage. J’ai le désir que vous le détruisiez. Que vous écartiez ce bâillon liquide.
— En plus, intervint Kayapi, tu n’as jamais tiré sur quoi que ce soit, avec ton fusil, Pihair. Tu es celui qui écoute, celui qui apprend. Tu n’es pas le guerrier. Le Bruxo le sait. Pourquoi sinon t’aurait-il laissé connaître le maka-i l’autre nuit ? Pourquoi la fille serait-elle venue dans ton hamac ? Pourquoi t’aurais-je montré comment manger la terre ? Ton arme, Pihair, c’est ta boîte-qui-parle, ce n’est pas le fusil. Je ne dis pas que tu manques de courage. Tu as pris le maka-i. Mais tu es différent. Ta vie a une autre forme. Réfléchis sagement. Ne laisse pas les oiseaux de ta tête s’engager sur le mauvais chemin.
— Et tu m’as laissé venir jusqu’ici sur le chemin du barrage !
— Il fallait que tes oiseaux y volent. Maintenant, il faut les faire rentrer. Ces gens se chargeront de ton travail.
— Pourquoi n’utilisez-vous pas tous les deux la même langue ? demanda Iza. Il comprend très bien votre portugais. Il ne peut pas répondre en portugais ?
— Il est important pour lui de parler sa langue natale. Il va se passer de grandes choses dans l’esprit des gens de cette tribu. Il veut participer. »
Kayapi avait l’air excédé.
« Le maka-i va naître, Pihair. Dépêche-toi.
— Tu as dit que rien ne pressait !
— Je me suis trompé. Le temps presse. C’est pour bientôt.
— Il dit qu’il faut rentrer », dit Pierre aux guérilleros.
La femme l’enveloppa d’un regard incrédule.
« Pourquoi ? »
Pierre choisit ses mots avec soin.
« Ce qui se passe dans ce village est un événement humain d’une extrême importance. Si je n’y assiste pas, ce sera perdu. Je ne peux pas prendre ce risque. Et pas seulement en mon nom. Mais au nom, disons, de l’humanité.
— Comment pouvez-vous parler ainsi, vous qui connaissez le FRELIMO et qui avez vu ce qu’ils ont fait pour l’humanité ?
— J’en suis déchiré. Une moitié de moi veut continuer avec vous. L’autre doit retourner. J’ai besoin d’être deux personnes à la fois.
— Une amibe, ricana Raimundo. Une pauvre amibe informe en mal de mitose.
— Lorsqu’on connaît le maka-i, murmura Kayapi, on peut être deux hommes, trois hommes ou plus. Alors on parle le langage plein. »