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Était-ce le Kayapi ange gardien, ou le Kayapi démon tentateur ?

« Mes amis. Mes camarades. Iza, Joam et Raimundo. Je retourne avec lui au village.

— Qu’est-ce qui vous a décidé ? railla Raimundo. La vue de nos fusils ? La réalité d’une mitraillette de zéro quarante-cinq ? La peur des coups de feu ? Vous n’êtes qu’un pauvre type de bourgeois intellectuel. C’est sans doute Ford ou Rockefeller qui vous paie une escapade en forêt pour recueillir cette mystification. Comment savoir qui vous paie ?

— L’ombre et la substance, Pihair, siffla Kayapi. N’est-ce pas étrange que tu rencontres tes ombres dans la forêt ? Ils sont venus te montrer ce qu’ils feront à ta place. Tu crois que nous les avons rencontrés par hasard ?

— Je vais faire ce que tu me dis, Kayapi. Ce n’est pas la première fois que tu as raison. Je sais que, dans mon idée, j’ai tort. Mais je n’ai pas à tenir compte de mon idée si je veux comprendre les Xemahoa. Si je me suis trompé, je tiens à ce que tout le monde le sache. Je le promets.

— De belles promesses, lança la femme. Avec toi, on a perdu notre temps et nos forces. Une sage mesure de précaution serait de vous fusiller tous les deux. Mais nous n’en avons pas l’intention. Il faut que tu puisses te sentir plus bas que terre. Il se pourrait même qu’alors tu tiennes ta promesse. Si on peut appeler ça une promesse. C’est plus du domaine des relations publiques que de celui de la révolution. Allez, allez vous faire foutre, petit Français. »

Pierre et Kayapi firent demi-tour vers le sud, entre les criques et les lagunes que gagnait l’inondation. Pierre crut voir que l’eau avait monté de quelques centimètres depuis leur passage en sens inverse. Et il pleuvait toujours.

À la tombée de la nuit, Pierre se décida à questionner l’Indien.

« Lequel des Xemahoa était ton père, Kayapi ? Il est toujours en vie ?

— Tu ne devines pas, Pihair ?

— Le Bruxo ? »

Kayapi approuva sans mot dire.

« Il était en visite au village de ma mère. Ils ont déclaré vouloir l’honorer en raison de son pouvoir et de sa science. Ils avaient peut-être envie de lui en dérober une partie. Mais mon père était malin. Il a insisté pour qu’on lui donne une fille qui saignait. Comme pour toi, Pihair. Pour qu’elle n’ait pas d’enfant de lui et qu’ainsi les Xemahoa puissent rester tous ensemble. Mais c’est un homme qui a tant de pouvoirs qu’il est arrivé quelque chose. La fille a eu un enfant. Je suis à moitié l’enfant de mon père. J’en suis à la fois triste et fier. Tu sais ce que c’est, que d’être divisé, Pihair. La moitié de toi a suivi ces hommes vers le nord.

— C’est la vérité, Kayapi. »

Soudain, Kayapi vira, précipita le canot contre la rive et l’engagea profondément dans des branchages. Il coupa le moteur.

« Tu entends ? »

Pierre tenta de percer le bruit de la pluie sur les feuilles. Il finit par percevoir le halètement crescendo d’un moteur. Kayapi lui désigna le ciel à travers les branches.

Quelques minutes plus tard, un hélicoptère passa dans la pluie, guidant son vol sur le bras d’eau, inquiétante baleine sombre nageant lourdement dans l’air saturé d’eau.

Le faisceau lumineux d’un projecteur vint frapper l’eau. Kayapi força Pierre à s’aplatir au fond du canot pour que ses bras et son visage pâles n’attirent pas l’attention.

IX

L’avion commença sa manœuvre d’atterrissage au-dessus de montagnes que le clair de lune inondait de sa lumière nette et froide hachurée d’ombres. Les hauteurs s’amollirent bientôt en collines tandis que l’avion décélérait au-dessus d’un paysage de plus en plus plan. Il aurait été impossible de déceler la perte d’altitude sans la sensation interne de résistance, d’inertie du corps. Puis l’avion toucha le sol et roula entre des balises lumineuses sur le fond aplani d’une vallée, vers un groupe de bâtiments brillamment éclairés. Un supersonique au flanc orné de caractères cyrilliques étriquait les autres avions rangés à ses côtés.

En dépit de la présence de ces avions et des bâtiments illuminés, Sole ressentit l’endroit comme vide et inconsistant. Ces produits de l’industrie humaine semblaient n’exister que dans des limbes de béton arasé enfouies dans l’inconscient d’un dément précoce. Ils étaient pourtant les emblèmes de la richesse, le résultat d’un investissement, l’aboutissement d’expertises. Mais investissement de néant, expertise sans but et richesse de faillite. Ce haut-lieu de la rencontre entre l’Homme et l’Autre semblait avoir été parachuté tel quel, prêt à être monté, dans cette vallée déserte. Comme ces découpages qu’on trouve au dos des emballages de cornflakes.

Un homme de la police militaire, casque blanc et arme à la bretelle, les attendait à l’entrée du bâtiment d’arrivée. Il contrôla leurs noms sur une liste qu’il tenait fixée par une pince à une planche de carton. Il leur fit signe de monter à l’étage.

Là, ils trouvèrent quarante ou cinquante personnes assemblées dans une salle très longue dont un des murs était de verre et par lequel on voyait la piste d’atterrissage balisée de lumières et les collines sombres dans le contre-jour de la Lune.

La foule était en fait formée de grumeaux de trois ou quatre personnes chacun. Zwingler accorda quelques signes de tête mais sans faire le moindre mouvement vers les sous-groupes déjà constitués. Il resta devant la baie, près de Sole, à scruter la nuit d’où sortaient les derniers arrivants, introduits dans la salle après les contrôles d’usage. Sole entendit qu’on parlait russe aussi bien qu’anglais. Dix minutes plus tard, la sentinelle apparut à son tour et, d’un geste bref, d’une raideur contrainte, salua un homme d’une bonne quarantaine d’années dont les cheveux très frisés, coupés court, éclaircis de traînées argentées, lui donnaient une certaine allure, non de chef d’orchestre, mais de maestro.

« Tout le monde est là, docteur Sciavoni. »

Son attitude – une certaine prestance, un magnétisme personnel – aurait laissé penser qu’il tenait une baguette à la main. Mais face à un orchestre de dancing plutôt que dans une salle de concert. Sciavoni ne semblait pas avoir la stature requise par la situation qu’il était chargé de contrôler.

Il avait la manie, lorsqu’il parlait à quelqu’un, d’écarquiller imperceptiblement les yeux. Et son visage mat semblait éclairé d’une lumière intérieure par ce surplus de blanc. Mais c’était plus un truc, un tic, qu’un charme authentique.

Sciavoni s’éclaircit la voix et prononça des paroles de bienvenue.

« Messieurs. Et mesdames aussi, puisque je suis heureux d’en voir parmi nous. Je voudrais en premier lieu vous faire part de la joie que j’ai à vous accueillir dans l’État du Nevada. Et en général aux États-Unis puisque c’est pour certains d’entre vous une première visite. » Il élargit un sourire prometteur à l’adresse des Russes caparaçonnés de tweed.

Tomaso Sciavoni, chargé d’organiser l’équipe de réception, travaillait pour la NASA. L’attention de Sole décolla légèrement lorsque le maestro décrivit les installations tant de communication que de traitement des données qui seraient mises à leur disposition et ainsi de suite : installations de rien nulle part et automation d’un vide calqué sur celui de l’Homme. Cet endroit semblait avoir quelque chose à voir avec l’Atomic Energy Commission. Mais toute trace d’une fonction autre avait été soigneusement gommée. Sole laissa dans sa tête les soldats en casque blanc parcourir le désert, armés de gigantesques gommes, gommant çà un visage, là un bâtiment, ailleurs un avion, tout en trayant, de l’autre main, des figurants – des hommes – et des figurantes – des machines. Peut-être espéraient-ils, lorsque la navette des extra-terrestres arriverait, l’effacer pudiquement d’un coup de gomme ?